Cent ans après l’arrivée des navires US du commodore Perry, qui forcent l’ouverture du Japon au commerce international, l’archipel d’après-guerre devient aussi industriel que consumériste. À l’époque, « futur » rime avec « automobile » et « électronique ». En 1954, Sony engage des designers japonais à plein temps, c’est nouveau. Les transistors, magnétophones et appareils photo essaiment (pas tous sexy !). Tandis que les premières icônes industrialisées du design japonais voient le jour.
1 – Isamu Noguchi (1904-1988) et 2 – Isamu Kenmochi (1912-1971)
Ces deux-là n’avaient d’abord qu’un prénom en commun… Né à Los Angeles, Noguchi découvre le Japon à l’âge de 10 ans. Il retournera ensuite aux États-Unis. Sa Coffee Table en verre et en frêne (1944) est devenue une icône du design organique. Designer pour gagner sa vie et sculpteur pour la vivre, il sera ensuite reçu au Japon comme un enfant prodigue incarnant la renaissance du pays. À l’été 1950, les deux Isamu se fréquentent durant deux semaines. Leur chaise Bamboo Basket, green avant l’heure, est ignorée des Japonais, qui préfèrent s’assoir par terre. Des deux Isamu, Noguchi est celui qui remportera le plus vif succès en 1954 avec ses lampes Akari, inspirées des traditionnelles lanternes japonaises en papier washi. Un matériau dont la fabrication se verra d’ailleurs relancée dans la ville de Gifu.
3 – Sori Yanagi, né Yanagi Munemichi (1915-2011)
Sori Yanagi est l’un des premiers designers japonais starisés. Il se distingue dès 1954 avec son tabouret empilable Elephant. Puis il récidive en 1956 avec le tabouret Butterfly, tout en réduction formelle, bien que le profil de l’assise fasse malgré tout penser à deux ailes de papillon. Butterfly, c’est le moulage de deux feuilles de contreplaqué courbées, retenues par une simple tige métallique. Sa silhouette rappelle certains sièges anciens retrouvés au Japon. Son bois, surtout lorsqu’il n’est pas teinté, évoque la simplicité des objets Mingei, un mouvement lancé par le père de Yanagi, Soetsu Yanagi (1889-1961). Passionné d’objets traditionnels, ce penseur était lié à Bernard Leach (1887-1979), sommité britannique de la céramique moderne. C’est à ce niveau d’affinités que le design japonais a tissé de bonne heure de fortes relations avec des professionnels et des amateurs du monde entier, de l’architecte allemand Bruno Taut (1880-1938) à la designer française Charlotte Perriand (1903-1999).
4 – Kenji Ekuan (1929-2015)
Ekuan a écrit un livre sur l’esthétique du bento, témoignant du rapport particulier des Japonais avec le design, lequel semble provenir de la nécessité ancienne de ranger toute sa vie dans des espaces réduits. En 2014, l’Italie décerne au professionnel son prestigieux Compasso d’Oro pour l’ensemble de son travail, de la moto à la guitare électrique via le scooter des neiges, tous pour la marque Yamaha. Enfant, ce fils de missionnaire bouddhiste a vécu à Hawaii, avant de découvrir Hiroshima. Il observe que le fer blanc des jouets nippons est moins beau que dans l’archipel américain. Il y découvrira – hélas ! – l’horreur et le vide laissés par la bombe atomique. L’adolescent, qui rêvait de prêtrise, se tourne vers le dessin. L’un de ses objets cultes, connu de tous les Japonais, reste la bouteille de sauce soja Kikkoman (1961), toujours là.
5 – George Nakashima (1905-1990)
Cet architecte né aux États-Unis est issu d’une longue lignée de samouraïs. Après avoir été enfermé dans un camp de prisonniers dans l’Idaho durant la Seconde Guerre mondiale, il verra dès 1968 son mobilier fréquemment exposé au Japon. Son travail symbolise bien le lien qui peut exister entre le design nippon et l’artisanat traditionnel américain, celui des makers inclus. Même quand l’homme travaillait pour l’éditeur industriel Knoll, il conservait les nœuds et veines du bois par respect pour la matière. Sa chaise Straight (1968) et ses tables rappellent l’Amérique des pionniers. Au Japon, ce côté hybride fera mouche, alors que le pays était très fan d’un style 100 % US.
6 – Arata Isozaki (1931-)
Arata Isozaki est un des astres vivants de l’architecture japonaise. Couronné du Pritzker Prize en 2019, il fut reçu à Paris au palais de l’Élysée avant d’être fêté au château de Versailles, devant un parterre d’architectes. En 1963, quand ce fan de Le Corbusier a érigé la bibliothèque de la préfecture d’Oita, sa ville natale, il débutait. Aujourd’hui, il est très apprécié au Moyen-Orient. Dans le Japon de son enfance, la silhouette de Marilyn Monroe le fascinait. En 1972, elle lui inspire une chaise de bureau directoriale en bois et polyuréthane, cambrée, baptisée Marilyn. Elle rappelle la chaise culte Hill House (1902), de Charles Rennie Mackintosh (1868-1928).
7 – Kazuhide Takahama (1930-)
Kazuhide Takahama dessine, à 23 ans, le Pavillon japonais de la Triennale de Milan. Il se distinguera plus encore avec son système d’assises Suzanne, conçu dès 1965 pour son ami l’éditeur Dino Gavina, lequel sera racheté en 1968 par l’Américain Knoll. Blocs de polyuréthane tapissés de tissus aux couleurs unies et intenses, Suzanne (prénom de la sœur du designer) combine modernité occidentale arrondie des 70’s et éternel minimalisme japonais. Takahama concevra aussi les lampes Kazuki (1975), objets traditionnels dont il remplace le papier par du jersey. Fusion, fusion, fusion.
Si à la fin des années 1970, le miracle économique japonais fraîchit, ce n’est pas au détriment d’une fluidité accrue des échanges internationaux, économiques comme culturels. Le design nippon, devenu plus hybride, attire et investit l’Occident, ne serait-ce que, dès 1977, sous forme de Walkmans. En 1981, dès la création chez lui du groupe Memphis, l’architecte et designer italien Ettore Sottsass, grand voyageur, invite Arata Isozaki, Shiro Kuramata, Toshiyuki Kita et Masanori Umeda. Ces Japonais ne suivent plus l’avant-garde, ils l’inventent. Dans la mode, Kenzo Takada, Yohji Yamamoto, Rei Kawakubo, Issey Miyake, Hanae Mori, Tokio Kumagaï, Kansai Yamamoto, Hanae Mori ou Junko Koshino font de même.
8 – Shiro Kuramata (1934-1991)
Kuramata a été l’un des premiers créateurs japonais étiquetés « artiste du design ». Au milieu des années 1970, son Revolving Cabinet (Cappellini) étonne avec ses 21 tiroirs empilés autour d’un axe. Il récidive en 1970 avec la colonne de tiroirs Side 1, qui semble s’affranchir de la gravité dans un mouvement de corps déhanché. Également à l’actif de Kuramata, la chaise Miss Blanche, inspirée de l’héroïne de Tennessee Williams, avec ses roses artificielles captives de la résine transparente. Quant au fauteuil en grillage d’acier How High the Moon (1986), ce n’est pas son matériau qui coûtait, c’est sa fabrication. Du grand art…
9 – Ikko Tanaka (1930-2002)
Graphiste réputé, Ikko Tanaka a fusionné différents registres esthétiques japonais et traditionnels avec l’occidental style international. Il a su rendre des dessins sexy dans un monde de plus en plus avide de créations « impactantes ». En 1981, son affiche pour une troupe de danse Nihon Buyo, ornée d’un visage de femme quasi abstrait, devient immédiatement collector. Aujourd’hui, les dessins de Tanaka parent régulièrement les créations de mode d’Issey Miyake et son œuvre est très prisée des musées de l’archipel. Ils sont fiers de rappeler que Tanaka est au Japon ce que l’illustrateur français Cassandre, roi de l’affiche, fut aux arts graphiques mondiaux.
Malgré le succès mondial de la petite chatte Hello Kitty, dessinée par Yuko Shimizu, vraie cash machine sur les produits dérivés, la croissance économique ralentit dans les années 1990. Alors que l’empereur Akihito monte sur le trône du chrysanthème, la symphonie des sept superpositions textiles de son kimono d’apparat fait presque passer la pompe usuelle des Windsor pour too much. En 1996, les ados nippons élèvent des tamagotchi, petits animaux de compagnie virtuels, tandis qu’un mouvement valorisant les objets moins énergivores apparaît. Les designers japonais ne donnent pas de leçons. Ils restent cependant aussi inventifs que curieux. La preuve.
10 – Tomoyuki Sugiyama (1954-)
Tomoyuki Sugiyama dessine en 1986 ses Bubble Boys Speakers, entrés depuis au MoMA de New York. L’auteur de ces haut-parleurs, sortes de heaumes de céramique noire, pourtant sortis en pleine ère du kawaï (mignon), est devenu au Japon un gourou du numérique. Il a même ouvert des écoles où, parfois, les examinateurs deviennent des partenaires pour lancer votre première entreprise. Pour lui, le Japon est voué aux petits objets, performants mais pas chers. Sugiyama est aussi de ceux qui, face au vieillissement de la population, ne trouvent ni utopique ni glaçant de développer au maximum les recherches sur les robots.
11 – Rei Kawakubo (1942-)
La fondatrice de la marque Comme des Garçons déconstruit et minimalise la mode depuis le début des 80’s. Et ce après avoir étudié philosophie, littérature et beaux-arts. En 1982, elle ouvre sa première boutique parisienne et en dessine le sobre mobilier, tel que le Paravent n° 12, un ensemble redécouvert et présenté, en 2018, à la galerie A1043. Exposée au Metropolitan Museum of Art, à New York, en 2017, elle est aujourd’hui considérée comme un grand maître du design japonais.
12 – Hajime Sorayama (1947-)
Hajime Sorayama surprend le monde entier, en 1999, avec son chien robot Aibo, le premier de l’ère numérique. Son nom signifie « ami » et fusionne les mots amour et robot. Le toutou se déplace, répond à la voix et photographie. Sony a fait confiance au designer, jusque-là plus connu pour ses peintures de pin-up, entre cyborgs et bondage.
13 – Shin Azumi (1965-)
Peu après sa sortie en 2000, le tabouret de bar Lem (Lapalma) était déjà devenu une pièce culte. Peu montrée, elle a été beaucoup choisie, notamment par les professionnels. Réussir un siège fait rêver. En dessiner un qui se vend est une consécration. Pour courber le métal sous l’assise, Shin Azumi a fait appel à un fabricant automobile de luxe. Raymond Loewy aurait approuvé !
Le début des années 2000 transforme la perception qu’a l’Occident du travail des designers japonais, notamment émergents. Ni retenue graphique ni modestie des matériaux, ces clichés explosent sous des assauts de couleurs et d’expérimentations téméraires. Cette mutation est l’expression de créateurs pour qui cette belle réputation de samouraïs du design pèche par insuffisance.
14 – Toshiyuki Kita (1942-)
Auteur des fauteuils Wink (1980, Cassina) et Saruyama Island (2006, Moroso ; 1989 pour la première version), Toshiyuki Kita est un familier du Salon du meuble de Milan. Au Japon, ce qui le distingue des autres, c’est son téléviseur Aquos (Sharp, 2001), qui rappelle un elfe de Miyazaki, et son robot jaune Wakamaru, qui vous suit des yeux d’un regard aimant (Mitsubishi).
15 – Tokujin Yoshioka (1967-)
Tokujin Yoshioka a travaillé un an avec le grand Shiro Kuramata (voir ci-dessus) et quatre autres chez le styliste Issey Miyake. Cela influencerait n’importe qui. À Tokyo, en 2004, le designer a agité les carrés de soie de la Maison Hermès avec le vent d’une soufflerie et, en 2008, il a littéralement mis le feu au stand de Moroso lors du Salon international du meuble de Milan avec son incroyable fauteuil Bouquet recouvert de pétales de cuir très couture. Entre vases en verre ondoyant comme de l’eau chez Glas Italia et flamme olympique pour les J.O. de 2021, Tokujin Yoshioka n’en finit pas de s’imposer par des créations remarquées qui se succèdent sans tapage…
16 – Naoto Fukasawa (1956-)
Le design est à l’image de l’homme et inversement. Son glamour est de n’en cultiver aucun. Son style : enlever jusqu’au presque rien. Son lecteur CD mural culte (non signé), chez Muji, dont il a longtemps été le directeur artistique, s’allume comme une lampe 1900. Fukasawa ne produit jamais de gadget, il ne dessine que l’utile, comme son Single Toaster. Que ce soit pour son label Plusminuszero ou pour l’éditeur de mobilier en bois Maruni, aujourd’hui, il met la rigueur au service de nos gestes quotidiens.
17 – Oki Sato (1977-)
Oki Sato n’a que 26 ans quand, au SaloneSatellite de Milan, il se fait remarquer pour des lampes en anneaux de Saturne, un sofa en carton et un tapis de bain absorbant. En fondant son studio Nendo (« argile »), il démontre qu’en tant qu’architecte il peut aussi bien créer du design que de l’architecture ou des installations. On l’a étiqueté « as du design poétique » à raison, la preuve notamment avec sa chaise Fadeout, les pieds dans la brume.