À l’exception de quelques spécialistes, Darro est inconnue en France et l’exposition dont vous avez assuré le commissariat est une révélation. En est-il de même en Espagne ?
Pedro Feduchi : De nos jours, Darro est presque tombée dans l’oubli, mais la marque n’en a pas moins été célèbre par le passé. Cela était particulièrement vrai à Madrid, bien qu’il y ait eu des magasins à Bilbao, Valence ou Barcelone. Il s’agissait néanmoins d’un produit très élitiste. L’Espagne d’alors était très limitée, d’un point de vue économique aussi bien que culturel, et seules les personnes aisées pouvaient se permettre l’indépendance d’esprit et la culture nécessaires pour apprécier le luxe que Darro incarnait. Issue des classes moyennes supérieures, cette communauté assez restreinte voulait absolument, à l’époque, être perçue comme faisant partie intégrante de la culture occidentale la plus éclairée.
C’est pour cela que ces gens se sont intéressés à l’approche de Darro et ont acheté ses meubles. Cela dit, une telle ouverture d’esprit, indispensable pour faire évoluer les goûts, fit long feu à Madrid. Il n’y eut guère qu’à Barcelone qu’elle se maintint, se renforça même, ce qui permit au design de s’épanouir en Catalogne, notamment dans les années 80, et de se revendiquer de l’européanisme et de la modernité, contrairement à ce qui se passait dans le reste de l’Espagne. Au même moment, à Madrid, cette attitude s’exprimait aussi, mais plutôt dans le cinéma, la littérature et la musique. Il faut comprendre que la Movida était un mouvement underground très peu bourgeois. Alors qu’à Barcelone, au contraire, c’est la bourgeoisie qui a porté la modernité après la mort de Franco.
Darro voulait partager son enthousiasme pour la modernité en produisant des meubles en série. Avez-vous une idée du nombre de pièces produites, par exemple pour la chaise Riaza de Paco Muñoz, le modèle le plus iconique ?
En travaillant sur l’exposition, nous avons pu constater que la production de Darro avait effectivement été importante. Beaucoup de personnes nous ont confirmé qu’elles avaient, ou avaient eu, du mobilier Darro chez elles. En revanche, il est difficile de savoir combien de chaises Riaza ont été fabriquées à l’époque. D’autant que le modèle est toujours produit aujourd’hui par Casa Y Jardín, une société que Paco Muñoz possédait et qui a été rachetée par certains de ses employés. Il y a aussi eu un certain nombre de copies qui, sans être exactement identiques, sont assez proches de l’original, ce qui rend l’estimation encore plus ardue.
En faisant resurgir cette marque emblématique du mouvement moderne en Espagne, vous allez sûrement susciter un intérêt accru chez les collectionneurs et une hausse de la cote des pièces sur le marché du vintage…
L’exposition au festival a déjà eu cet effet ! Néanmoins, les prix sont encore ridiculement bas, le mobilier moderne espagnol étant toujours assez méconnu et donc assez peu recherché. C’est pourquoi c’est un moment idéal pour investir dans ces pièces ! J’ai personnellement consacré beaucoup de temps à faire des recherches sur ce sujet et j’ai bien l’intention de poursuivre. J’espère d’ailleurs pouvoir monter une nouvelle exposition l’an prochain, consacrée à une autre grande marque de meubles madrilène des années 60 : H-Muebles.