Le vin ne se déguste plus seulement, il se découvre à travers un lieu et une mise en scène. Et ce virage expérientiel doit beaucoup au très médiatique Château La Coste, près d’Aix-en-Provence qui, à contrario des domaines huppés du Bordelais, peu enclin à ouvrir leur porte à un public de néophytes, a fait de son domaine une véritable attraction touristique. Ses 400 000 visiteurs par an ont de quoi faire des envieux… Et si, cet été, on partait se cultiver dans les vignes ?
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Réinventer l’image du domaine viticole
Le traditionnel combo chai-visite-dégustation ne suffit plus à faire rêver ni à rentabiliser les stocks. Dans un contexte de désaffection, les domaines viticoles changent de stratégie depuis plus d’une décennie. Ils ne se contentent plus de faire du vin : ils mettent en scène des lieux, des récits, des atmosphères. Le vocabulaire du terroir s’enrichit de celui du design, de l’architecture et de la création contemporaine.





Et la bouteille devient le point de départ d’une expérience plus large. Si le Baron Philippe de Rothschild inaugurait son Musée du Vin dans l’Art, au sein de sa propriété de Mouton Rothschild dès 1962, il faut attendre le passage à l’an 2000 pour voir la vigne devenir un véritable enjeu touristique. Premier à avoir orchestré ce virage avec ampleur, le Château La Coste, près d’Aix-en-Provence, racheté il y a 20 ans par le milliardaire irlandais Patrick McKillen, a imposé un nouveau modèle : un domaine viticole pensé comme une destination culturelle.
Sur plus de 200 hectares, sculptures monumentales et pavillons d’architectes jalonnent un parcours où cohabitent des œuvres de Louise Bourgeois, Anish Kapoor, Ai Weiwei, Tadao Ando, Franck Gehry ou encore Jean Nouvel. À travers ses six restaurants, ses deux hôtels (le palace et l’auberge), son spa et sa programmation d’expositions, La Coste brouille les lignes entre vignoble, fondation, centre d’art et retraite hédoniste. On n’y vient plus forcément pour acheter quelques quilles ! D’ailleurs ce n’est (même) plus la viticulture qui génère le plus de revenus.
De la sculpture au chai-sculpture
Loin de se limiter à la dégustation, le précieux nectar devient le fil rouge d’une expérience totale. Dans le Bordelais, cette transformation s’est traduite par une véritable surenchère de chais spectaculaires, les domaines n’hésitant plus à faire appel aux plus grands noms de l’architecture pour affirmer leur vision. Sur la route de Pomerol, Christian de Portzamparc signe en 2011 le chai sculptural du Château Cheval Blanc, aux alvéoles de béton ondulant sous une toiture végétalisée.





À Saint-Émilion, Jean Nouvel habille en 2014 le Château La Dominique d’une peau rouge miroir évoquant à la fois le vin et la terre, tandis que Norman Foster conçoit en 2021 le chai circulaire du Château Le Dôme, tout en transparence et courbes enveloppantes. Mario Botta, de son côté, réalise en 2009 une structure minérale pour le Château Faugères, qui tranche avec la douceur du paysage. À Sauternes, Philippe Starck signe en 2018 le chai aérien du Château Carmes Haut-Brion tout en béton brut suspendu au-dessus de l’eau…
Ces architectures imposantes redessinent ainsi le paysage et inspirent bien au-delà. Non loin, dans le Médoc, le Château Chasse-Spleen décline une version plus discrète de cette hybridation. Depuis 2017, Céline Villars-Foubet et Jean-Pierre Foubet y ont transformé une chartreuse du XVIIIe siècle en centre d’art contemporain. Les œuvres de Lilian Bourgeat (les fameuses bottes géantes en caoutchouc), Anita Molinero et Ann Veronica Janssens parsèment les jardins tandis qu’une anamorphose de Felice Varini anime le chai souterrain. Dans le centre d’art, on se délecte d’œuvres radicales signées Christian Boltanski, François Morellet ou encore Sheila Hicks. Ici, rien de tape à l’œil mais une vision exigeante de l’art contemporain.
Des paysages scénographiés
Dans le Luberon, le Domaine Les Davids (Viens) propose un dialogue exigeant entre paysage, architecture et art contemporain. Porté par Sophie Le Clercq, le domaine conjugue agriculture biologique, exigence esthétique et hospitalité rural chic. Le chai, imaginé par Marc Barani, s’incruste dans la colline comme un mastaba de béton ocre. À l’intérieur, la vinification par gravité se déploie sur trois niveaux baignés de lumière naturelle ; à l’extérieur, une fresque d’Yves Zurstrassen accueille les visiteurs, tandis que le parcours dessiné par Bas Smets s’anime d’interventions artistiques. Chaque été, les Estivales du Haut Calavon mêlent art, musique et dégustation dans une ambiance à la fois exigeante et bucolique.




Dans le Gard, le Domaine de Panéry (Pouzilhac) pousse cette logique jusqu’à créer un nouvel écosystème. Repris en 2020 par Jacqueline et Olivier Ginon, le domaine a été entièrement restructuré par leur fille, l’architecte Caroline Ginon, à la tête de l’agence Fazenda Architecture. L’ancienne ferme viticole du XIXe siècle s’est muée en un ensemble haut de gamme : un hôtel de quinze chambres (dont certaines comprenant de magnifiques œuvres de Claude Viallat), une galerie d’exposition, un spa, un moulin pour l’huile d’olive (120 hectares d’oliviers) et bientôt une seconde galerie.
La programmation artistique, confiée à la galerie Ceysson & Bénétière, met en résonance le lieu avec des œuvres de Frank Stella, Aurélie Petrel, Bernar Venet ou encore Lionel Sabatté. Ce dernier, récemment nommé au Prix Marcel Duchamp, expose d’ailleurs jusqu’au 14 juin 2025 une série de peintures et de sculptures, dont trois monumentales réalisées in situ : des chouettes-abris, poétiques et enracinées, pensées comme des formes de réensauvagement discret.
Sur l’île de Porquerolles, la Fondation Carmignac s’inscrit dans cette dynamique immersive. Située au cœur du domaine viticole de La Courtade, qui cultive 38 hectares en agriculture biologique, la Villa Carmignac accueille chaque été une exposition temporaire d’envergure. L’édition 2025, intitulée Vertigo, sous le commisariat de Matthieu Poirier, explore les illusions sensorielles à travers des œuvres (signées James Turrell, Jesus Rafael Soto, Hans Hartung, Olafur Eliasson…) jouant avec la lumière, l’espace et la perception. Pour favoriser une expérience intime, la jauge est limitée à 50 visiteurs par demi-heure, et la visite de la villa se fait pieds nus, renforçant le lien sensoriel avec les œuvres. La visite se prolonge dans le jardin méditerranéen, conçu par le paysagiste Louis Benech, où sculptures et installations dialoguent avec la nature environnante.
Des expériences à 360°
Au Château Smith Haut Lafitte, propriété de Florence et Daniel Cathiard depuis 1990, l’art ne se contente pas de ponctuer le paysage : il structure la visite et compose une véritable narration à ciel ouvert. Dans les vignes, les sculptures de Barry Flanagan (le lapin bondissant devenu emblème du château), Gloria Friedmann et Erik Dietman balisent la promenade comme autant de respirations. En bordure de forêt, « La Forêt des Sens », parcours de land art inauguré en 2017, déploie une vingtaine d’installations contemplatives dans les sous-bois. Un cheminement sensoriel, pensé pour suspendre le temps. Cette volonté de faire durer l’expérience s’incarne pleinement aux Sources de Caudalie, comme prolongement hospitalier du vignoble. Cet hôtel cinq étoiles, ses deux restaurants, son spa pionnier de la vinothérapie et ses jardins peuplés d’œuvres ancrent le luxe dans le terroir. Tout concourt à retenir le visiteur. À ne plus en faire un touriste de passage, mais un hôte privilégié.

Résolument ancrée dans le paysage, l’approche de Commanderie de Peyrassol, dans le Var, a aussi développé un concept oenotouristique autour de l’art et de l’hospitalité. Propriété du collectionneur Philippe Austruy, ce domaine historique fondé au XIIIe siècle par les Templiers s’étend sur 850 hectares, entre vignes, garrigue et forêts. Sa collection d’art contemporain, l’une des plus vastes à ciel ouvert en Europe, rassemble plus d’une centaine d’œuvres disséminées dans les restanques, les bois et les clairières.
En 2021, la paysagiste Gaële Bazennerye a redessiné les parcours pour affiner la déambulation et créer des points de vue dégagés sur des pièces majeures signées Daniel Buren, Lee Ufan, Nikki de Saint Phalle, Joana Vasconcelos ou Carsten Holler. Le domaine accueille aussi des expositions temporaires et propose deux restaurants ainsi qu’une dizaine de chambres réparties entre la bastide et un ancien pavillon de chasse.