Vos parents, Nicola et Elda Fabrizio, ont créé Dedar en 1976. Quel a été votre rôle dans le développement de la marque ?
Caterina Fabrizio : À mon arrivée, au milieu des années 90, il n’y avait que douze employés en plus de mes parents. Il fallait tout faire nous-mêmes et oser aller au bout de nos idées en apprenant à écouter des points de vue différents. Mon frère Raffaele et moi avons beaucoup réfléchi sur l’évolution de la marque, parfois avec des consultants. Nous avons grandi petit à petit, mais rien ne s’est produit par hasard. Notre chance est ne pas avoir hérité d’une grande entreprise à défendre. Tout était à faire.
Caterina Fabrizio en synergie avec son frère Raffaele
Vous avez rejoint l’entreprise quasiment en même temps que Raffaele, votre frère. Prendre la tête de Dedar était-il une évidence ?
Caterina Fabrizio : Raffaele a fait des études d’architecture et moi, de relations internationales. Cela n’explique pas forcément nos compétences, mais du moins nos centres d’intérêt. Nous avons toujours discuté de tout ensemble. Le partage des tâches s’est fait de manière naturelle. Raffaele a pris la direction artistique de la maison et je me suis tournée vers les moyens pratiques pour faire naître cette vision commune.
Nous avons établi des règles de travail à quatre, en déterminant un rôle spécifique pour chacun tout en veillant à mettre en place un système de communication qui soit le plus fluide possible. En grandissant, il a fallu donner une structure claire à nos interlocuteurs, et je suis devenue P-DG de Dedar il y a deux ans. Ce statut ne modifie pas vraiment notre mode de fonctionnement en interne, toujours fondé sur l’écoute et la recherche pour enrichir nos propositions. Aujourd’hui, plus de 180 personnes à travers le monde travaillent pour Dedar, mais cela reste une histoire de famille.
Femme entrepreneur et mère
Femme ou homme entrepreneur, est-ce que ça change quelque chose, selon vous ?
Caterina Fabrizio : Les moments les plus difficiles ont été les rares fois où j’ai pu me sentir « différente » des autres mères parce que moins disponible pour mes enfants… Et puis, j’ai accepté qu’être entrepreneuse était un choix et que je faisais au mieux. Mes enfants plaisantent sur le fait que je suis « tellement imparfaite » que cela me rend unique !
On vous voit souvent porter des jupes confectionnées avec des tissus puisés dans vos collections. Vous vous lancez dans la mode ?
Pas du tout ! Nos tissus sont pensés pour apporter de la joie, mais ils servent aussi de moodboard, ils représentent un état d’esprit. Pour moi, le vêtement peut exprimer ce sentiment de liberté. Et puis, c’est beaucoup plus facile de changer de jupe que de papier peint ou de rideaux ! Et pour revenir à votre question précédente, en réalité, je ne vois ni avantage ni inconvénient à être une femme. Sauf quand je porte ces jupes ! (Rires.)
Caterina Fabrizio et son désir de transmission
Qu’est-ce qui rend Dedar unique, d’après vous ?
Caterina Fabrizio : Nos produits servent avant tout à transmettre un désir ou une émotion. La beauté n’est pas tant dans les collections que dans le processus qui mène à leur création. Il y a l’histoire des motifs et des couleurs, les recherches techniques, les innovations technologiques, et enfin la réalisation. Mais le tissu en lui-même n’est pas un produit fini, c’est un moyen de permettre à d’autres d’exprimer leur créativité.
On partage nos points de vue et notre langage, qui sont ensuite réinterprétés pour donner une forme finale à un projet.
Artisanat et technologies
Caterina Fabrizio : Dedar mêle souvent artisanat et nouvelles technologies pour casser les codes…
Si notre travail est de répondre aux problèmes fonctionnels posés par les architectes d’intérieur, l’innovation en tant que telle ne nous intéresse pas. Nous partons toujours d’une idée « impossible », comme capturer une émotion ou bien donner du mouvement à un graphisme statique, et nous œuvrons ensuite avec les meilleurs artisans et techniciens pour la réaliser. Nos plus belles créations sont issues de ce processus.
Votre intérieur semble aussi refléter ce sentiment de liberté…
Je choisis toujours les objets par passion, c’est seulement après que je m’arrange pour leur trouver une place. Dans la salle à manger, par exemple, la table Puzzle, de Gabriella Crespi, est associée à une bibliothèque achetée en Allemagne, à monter soi-même. J’ai une série de chaises IKEA et une collection de tapis anciens qui vont et viennent en fonction des besoins ou de l’humeur. Après des mois confinée à la maison, j’ai aussi eu envie de nouveauté. J’abandonne les rideaux de soie mauve pour un satin vert foncé, et le canapé va être retapissé. J’aime beaucoup l’idée de changer un tissu ou une couleur pour transformer entièrement l’espace et entrer dans un autre monde. Je tente des expériences, quitte à me tromper puis à recommencer.
Des créations influencés par l’art
Avant de fonder Dedar, votre père Nicola vendait des lithographies de Robert Rauschenberg et de Cy Twombly.
Il faut reconnaître que la boutique de mon père n’a pas vraiment marché, mais l’amour de l’art, lui, est bien resté. À Paris, notre premier espace se situe d’ailleurs dans l’ancienne galerie de Fabien Boulakia, à Saint-Germain-des-Prés. Beaucoup de nos créations sont influencées par l’art.
Des influences artistiques que l’on retrouve dans le design de vos tissus et les collaborations hors normes, comme le projet Screenshot.
Pour Screenshot, un événement que nous avions organisé en 2017 pour les 40 ans de la marque, le designer Martino Gamper et l’artiste Brigitte Niedermair se sont inspirés de grandes œuvres de l’histoire de l’art, signées Giotto, Van Gogh et Matisse, pour évoquer les tensions entre la mémoire historique et la mémoire numérique. En 2019, la galerie de design Nilufar (fondée par Nina Yashar, en 1979, à Milan, NDLR) a poussé l’idée un peu plus loin et créé des tissus et objets en édition limitée.
L’amour des couleurs et motifs
Vous avez travaillé sur de nombreux projets français… Avec Gilles & Boissier, au restaurant Tong Yen (aujourd’hui, Kinugawa Matignon),
avec Jacques Garcia, au château de Chambord, et avec Jean-Michel Wilmotte, pour le restaurant Les Bouquinistes, mené par Guy Savoy. Parlez-nous de votre dernière aventure parisienne, Tortuga.
En 2020, l’ornemaniste Pierre Marie nous a choisis pour l’aider à réaliser sa mise en scène du restaurant Tortuga, avec le chef Julien Sebbag, perché au sommet des Galeries Lafayette. Pierre Marie, invité par Guillaume Houzé, directeur de l’image du groupe Galeries Lafayette, et par Franklin Azzi, l’architecte des lieux, a imaginé un sublime décor de fonds marins. C’est un amoureux des couleurs et des motifs, comme nous. Le genre de collaboration dont on se souvient longtemps.
Comment envisagez-vous le futur de Dedar ?
Notre futur est clairement numérique. Nous voulons partager notre savoir-faire. Le nouveau site Web est pensé comme une plate-forme pour accompagner notre communauté dans ses recherches. On y donne nos adresses, on y raconte notre histoire et celle de l’art du tissage en général. Côté collections, nous nous penchons sur le développement de papiers peints tissés et les techniques d’artisanat. On espère être une source de propositions autant que d’inspiration.
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