Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Bill Mullen : J’ai rencontré Bettina à Paris. J’y étais envoyé pour couvrir les collections homme et pour lui demander de travailler pour le magazine Details. C’était au show Jean Paul Gaultier, tout au début de l’année 1994.
Bettina Rheims : Mon agent de l’époque m’appelle de New York et me dit : « Il y a trois garçons qui font un magazine incroyable chez Condé Nast. » Je les ai rencontrés là-bas et ils m’ont proposé ce qu’aucun titre ne m’avait proposé auparavant : « On vous emmène à Los Angeles. Qu’est-ce que vous voulez faire ? » Et puis Bill est venu vers moi avec un vêtement en latex.
B.M. : Je souhaitais vraiment la convaincre ! Un mois plus tard, nous shootions ensemble.
B.R. : Maintenant, c’est une aventure à chaque fois que l’on se retrouve !
Bettina, qu’avez-vous découvert à Los Angeles grâce à Bill ?
B.R. : Je connaissais la ville, mais « son L.A. » était différent du mien, moins hollywoodien. Il m’a montré l’underground, du Viper Room (une boîte de nuit branchée à Hollywood, NDLR) jusqu’aux endroits les plus glauques. La Cité des anges rend la vie plus majestueuse qu’elle ne l’est, elle transcende des individus normaux en gens spéciaux. On pouvait faire des photos partout, il suffisait de demander.
B.M. : Ma vision de L.A. était celle de Boulevard of Broken Dreams (expression qui qualifie l’envers du décor de l’industrie du cinéma à Hollywood et titre de chansons et de films, NDLR). Je m’en faisais une idée romantique. J’ai adoré emmener Bettina dans ce monde d’actrices tantôt étoiles au firmament, tantôt déchues, d’Angelina Jolie aux comédiennes de séries B comme Julie Strain, d’une rock-star du hip-hop comme Tupac Shakur aux actrices pornos. Nous avons littéralement retourné la ville dans tous les sens, depuis les demeures kitsch jusqu’aux pizzerias d’Hollywood Boulevard, des salles de cinéma privées aux chambres de motels pourries, en passant par les limousines de luxe… Rien n’était hors limites pour nous !
Quels étaient vos endroits fétiches ?
B.M. : Le Sunset Marquis Hotel, assurément. Nous y avions une suite avec une kitchenette. Ma chambre donnait sur le parking. Et il y avait un chouette bar où l’on buvait des margaritas.
B.R. : On s’y posait au retour de nos shootings, au coucher du soleil. Tous ceux qui faisaient L.A. étaient là. Même le serveur était une star potentielle !
B.M. : Pour notre deuxième travail ensemble, nous avons vécu une semaine à l’Ambassador Hotel, un établissement abandonné (détruit depuis, NDLR). C’était le QG de notre petite équipe. On oubliait l’odeur étrange et les mauvais esprits qui hantaient les lieux et on s’amusait à échanger nos chambres. Nous produisions beaucoup durant ces années : Rose McGowan, Dave Navarro, Tommy Lee, Traci Lords, Mickey Rourke… Chaque image était une nouvelle histoire.
B.R. : Nous allions manger soit chez Musso & Frank Grill (la mode n’était pas encore aux sushis !), soit au Sunset Strip Market avant de recevoir nos castings. Une chose est sûre : nous n’allions pas à la plage ! Il y avait aussi très peu de galeries connues, à part celle de David Fahey qui montrait souvent des images de Herb Ritts.
B.M. : On préférait aller acheter des livres chez Book Soup : la meilleure librairie de L.A. ! Et aussi beaucoup de CD et de K7 vidéo chez Tower Records – qui n’existe plus –, comme The Rocky Horror Picture Show (1973), que nous avions aussi vu en live et qui nous a inspirés pour notre image de Rose McGowan aux lèvres charnues. On allait au Chinese Theatre, aux cinémas du centre commercial Beverly Center… et à Trashy Lingerie ! On y voyait les mêmes prostituées que celles qui fréquentaient les magasins spécialisés d’Hollywood Boulevard. Je dépensais aussi beaucoup d’argent chez Helmut Lang, Fred Segal et Maxfield, lequel proposait du Comme des Garçons et des pièces des stylistes belges Ann Demeulemeester, Dries Van Noten et Raf Simons avant tout le monde aux États-Unis.
B.R. : Tu te souviens des friperies de Melrose Avenue ? Incroyable !
Bill, qu’avez-vous produit à Paris grâce à Bettina ?
B.M. : La première photo que nous avons prise, c’est celle de Kristen McMenamy, toujours étonnante, puis celle de Shirley Manson (du groupe Garbage, NDLR), en mars 1996 avec une robe « drapeau » siglée Helmut Lang, toute fraîche du défilé de la veille. Je suis tombé amoureux de Paris quand j’ai rencontré Bettina et que je shootais aux studios Pin-Up. Ce n’était pas cool de venir des États-Unis à l’époque. Nous commencions tôt, les Français commençaient tard…
B.R. : Kristen McMenamy pouvait faire n’importe quoi, elle n’était jamais fatiguée. On aurait pu la mettre dans une poubelle, elle en aurait fait une robe haute couture !
Bettina, vous avez collaboré avec de nombreux stylistes. Qu’est-ce que Bill vous a apporté ?
B.R. : Une sincère amitié. Il m’a fait faire des choses que je n’aurais jamais pensé pouvoir réaliser, comme des prises de vue dans la rue et de nuit. Bill, tu m’as même fait shooter des hommes ! Beaucoup de photographes donnent l’impression qu’un bon travail se fait dans la douleur. Ce n’est pas mon cas. Je ne dis pas que c’est facile de faire des images, mais la présence de Bill est comme celle d’un bonbon favori sur mon palais : je sais qu’il ne me donne que du plaisir… Et j’adore le plaisir !
Bill, vous avez produit des images avec Miles Aldridge, David LaChapelle, Annie Leibovitz, Jean-Baptiste Mondino, Terry Richardson et Bruce Weber. Quelle est la différence avec Bettina Rheims ?
B.M. : J’aime les obsédés, ceux qui bossent avec leur cœur comme les plus grands chefs. Nos images sont très sexy et physiques – ça me fait profondément vibrer ! La première chose que vous voyez quand vous entrez chez moi est une photographie de Rose McGowan prise par Bettina. Sa photo de Karen Elson me fait le même effet. La première fois que je suis arrivé à Paris, j’ai vu sa série « Modern Lovers » (1989-1990). J’ai acheté le livre et, depuis, je suis un fan inconditionnel.
D’où provient votre complicité quasi fraternelle ?
B.M. : Nous nous sommes rencontrés dans une autre vie. Nous voyons la même chose. En fait, nous sommes quasiment la même personne lorsqu’on travaille ensemble.
B.R. : Il commence des phrases, je les finis. Il résout mes « puzzles » lors des prises de vue sans que j’aie besoin de le lui demander.
B.M. : Parfois, il y a des surprises. On n’aimait pas beaucoup le tirage du portrait de Parker Posey sur Sunset Boulevard (février 1994), mais publié dans le livre de Taschen (à la page 264, NDLR), il s’est révélé fantastique.
B.R. : C’est grâce à toi si, finalement, je l’ai inclus !
« Lost Angels », série publiée dans Details en 1996, est l’une de vos premières ensemble. Ce magazine
a préfiguré nombre de titres masculins avec ses images glamour, sa mise en page calquée sur les tabloïds
et son contenu mixant culture, mode et société…
B.M. : C’est notre série préférée à tous les deux ! C’est vrai, à l’époque, Details parlait aux hommes comme aucun autre titre grand public. Quand le mouvement grunge est arrivé, je n’étais pas un American boy, j’aimais ce qui dérangeait. Notre travail fut donc d’élever la « trashitude » sous-jacente de la culture pop vers une attitude très rock, très punk : on pouvait shooter Marilyn Manson, on aimait les scandales, l’érotisme et les comics.
Comment la manière de faire des images a-t-elle changé depuis les années 90 ?
B.M. : Les vrais rebelles sont morts. Tout le monde veut être suivi sur les réseaux sociaux. C’est l’attitude avant le propos qui l’emporte. Le numérique est arrivé… et, maintenant, les images doivent d’emblée parler à tous. À nous d’y penser ou de l’ignorer… Mon agent souhaitait que j’aie un compte Instagram. J’y poste ce que j’aime : des captures de films et des images qui m’interpellent quand je regarde la TV tard, dans le noir, comme les concerts de David Bowie et les archives du Studio 54.
B.R. : Quand Kurt Cobain est décédé, nous étions dans un van de location, tellement tristes. C’était le jour où nous shootions Tupac Shakur en avril 1994, avant qu’il ne soit abattu en 1996.
B.M. : Nous étions dans notre petit monde…
B.R. : À l’époque, les magazines vous envoyaient tout autour de la planète en première classe et dans les meilleurs hôtels, trois jours avant le shooting, pour avoir le temps de vous familiariser avec les lieux et les mannequins. On ne peut plus faire un casting à Paris. Je suis l’une des seules à vouloir continuer. On doit aller à New York ou à Londres… On nous accorde trop peu de liberté créative aujourd’hui : on vous donne simplement une liste de produits à placer. Avec Madonna (en septembre 1994), nous n’avions pourtant pas le choix. Elle avait vu « Chambre close » et voulait que je la refasse avec elle, mais sa chambre d’hôtel new-yorkaise était moche. J’ai donc apporté mon propre papier peint depuis Paris, dans le Concorde ! Avec Bill, nous sommes libres, nous n’avons jamais eu d’attachés de presse dans les pattes…
B.M. : Nous ne faisions « que des images », nous ne pensions pas aux annonceurs. Les magazines publiaient toujours notre sélection finale comme nous l’entendions.
B.R. : Aujourd’hui, ce que nous faisons pour IDEAT est une chose très rare pour un magazine…
Bill, votre univers est influencé par la musique que vous écoutez, l’emphase du style gothique et le faste des années 70. Comment combinez-vous ces références pour créer quelque chose de nouveau à chaque fois ?
B.M. : C’est l’endroit qui m’inspire avant tout, j’y applique ce qui m’émeut. Pour IDEAT, mon choix de vêtements et d’accessoires évoque la fraîcheur de la peau au petit matin, l’opulence du XVIIIe siècle et le côté malsain des bordels… Vous devez croire en la magie, sinon c’est déprimant.
B.R. : Bill aime le spiritisme. Les lieux sont comme des personnes, ils vous appellent…
B.M. : L.A. restera toujours mythique pour son côté déglingué. Là-bas, on préfère laisser un carrelage pourri dans sa salle de bains plutôt que de la rénover comme à New York. Cette cité est hantée et gérée par des sorcières comme les filles du film The Craft (1996).
B.R. : Cette aventure avec IDEAT nous a donné envie de retourner à Los Angeles ensemble pour y créer…
B.M. : Lors de la prise de vue, on écoutera comme d’habitude du Blondie, As Tears Go By des Rolling Stones et Marianne Faithfull. (Effectivement, NDLR !)
B.R. : Je ne l’ai jamais photographiée. Marianne habite à Paris. Viens déjeuner avec nous, la prochaine fois !