C’est à Phoenix et dans ses proches environs désertiques que Frank Lloyd Wright, dieu de l’architecture du XXe siècle, a fait pousser ses édifices les plus remarquables. Des villas, des cottages, des églises ou des salles de spectacle plus ou moins spectaculaires, qui font de l’aridité de l’Arizona leur meilleur atout. Entre pentes rocailleuses, cactus centenaires et autoroutes vrombissantes, traversée d’une œuvre qui n’a rien perdu de sa luminosité.
Renaître plus ou moins de ses cendres, Frank Lloyd Wright en fut expert. C’est d’abord sur les terres du Midwest, dans l’Illinois et le Wisconsin précisément, qu’il s’est lancé très jeune, et avec succès, au point que dès la fin du XIXe siècle, toute la haute bourgeoisie locale s’arrachait ses maisons.
Mais la crise de 1929 va durement l’ébranler, annulant la quasi-intégralité de ses commandes. Qu’à cela ne tienne ! L’architecte-phœnix mettra cap à l’ouest, bien en phase avec les mythes d’une Amérique conquérante, et se réinventera en Arizona.
Par une drôle de coïncidence sémantique, c’est à Phoenix, capitale de l’État, que vont sortir de terre ses édifices les plus iconoclastes, lesquels diffèrent du tout au tout, à première vue, de ses premières œuvres.
Prenez Oak Park, cette chic banlieue de Chicago, où Wright a construit, entre 1889 et 1913, 24 Prairie Houses, ainsi qu’on appelle ces demeures : elles affichent toutes une certaine compacité, une raideur parfois, bien repliées sur elles-mêmes au beau milieu de leurs impeccables pelouses.
Les maisons arizoniennes, à l’inverse, se déplient comme des origamis dans le paysage escarpé, en épousent les creux et les aspérités, jouent des ombres et des lumières en magiciennes, plus hédonistes, plus libérées, peut-être, que leurs grandes sœurs de l’Est.
Deux points communs toutefois : « Une même attention au dehors – très plat dans le Midwest, accidenté en Arizona – et une même dramatisation des espaces intérieurs, décrypte Jeff Goodman, tête pensante de la Frank Lloyd Wright Foundation. Il y a toujours eu, chez Wright, ces corridors étroits, presque sombres, qui débouchent sur des pièces lumineuses et impressionnantes. »
Preuve en est à Taliesin West, la résidence-think tank qu’il a érigée à Scottsdale, en bordure de Phoenix, et qui sert aujourd’hui de siège à la fondation. Pas d’enfilade régulière de pièces, ici, mais de curieux bureaux, salons et chambres, de tailles et d’expositions diverses, qui surgissent comme par surprise au détour d’un réduit ou d’un escalier.
Taliesin, une utopie véritable
Taliesin… voilà un nom qui, lui aussi, recèle des histoires de cendres et de renaissances. À l’origine, Taliesin – du nom d’un barde pioché dans la mythologie celtique – désigne la résidence de Spring Green, dans le Wisconsin, que Wright a construite en 1911 pour sa maîtresse et lui. Trois ans plus tard, alors que l’architecte est en voyage d’affaires, un domestique assassine toute la maisonnée puis la brûle.
Pour conjurer cette tragédie intime, il reconstruira Taliesin à l’identique, mais la foudre, en 1929, tombe sur la bâtisse et l’enflamme à nouveau. Une troisième mouture s’élèvera bientôt tandis que son concepteur, comme pour mieux encore déjouer le sort, travaille d’arrache-pied, durant la décennie 1930, sur une version « West » de la bâtisse.
Cette première maison du désert – l’urbanisation de Scottsdale, à l’époque, n’est que balbutiante – sera d’abord une résidence… d’hiver. Dès que le froid (mordant) tombe sur le Midwest, à Taliesin East, l’architecte-démiurge embarque femme, enfants et élèves dans ses voitures et toute la caravane fonce vers la douceur ensoleillée de l’Arizona.
Bien vite, Taliesin West va devenir un laboratoire, une école internationale d’architecture (qui a fermé ses portes l’an dernier, après quatre-vingt-huit ans d’activité), une maison-témoin, une carte de visite, une publicité vivante pour l’art de Wright auprès des riches Arizoniens (et des vacanciers fortunés de cette destination en vogue) qui, aussi interloqués que charmés, lui passeront vite commande.
C’est que Taliesin West, d’où qu’on la regarde, épate. Maison-caméléon, elle se confond, tout en murs de pierre et métaux ocre, avec le paysage minéral qui l’entoure. Elle jongle entre lignes droites et obliques. Elle embrasse de partout cette nature où le soleil couchant rougeoie très fort, pile dans l’axe d’un grand bassin d’ornement, où les coyotes hurlent (après 18 heures, on n’entend qu’eux!) et où les cactus saguaro sans âge (minces à la base, larges à la cime) défient les lois de l’équilibre.
Ils inspireront d’ailleurs à l’architecte un système de colonnes dites « dendriformes », hyper-solides malgré leur aspect gracile, avec lequel il ornera plus tard le siège de Johnson Wax, grosse firme chimique sise à Racine, Wisconsin.
Le parfait WASP
À Taliesin West, Wright montre également à quel point il tient en haute estime l’architecture intérieure. Le climax de l’édifice, c’est son salon au plafond incliné, où de très modernes banquettes ont été scellées aux murs, où des plantes vertes croissent dans des massifs intérieurs creusés à cet effet et où trône tout un mobilier ultra-anguleux que Wright a dessiné sur mesure.
Ainsi de ces fauteuils à silhouettes « origamiesques », décidément, qui disent toute la fascination du maître pour les cultures d’Asie. On repère d’ailleurs, éparpillés partout, des potiches, des bouddhas, des paravents et même une citation de Lao Tseu, pleine de bon sens, gravée sur un pan de mur : « La réalité d’un édifice ne consiste pas en son toit, ni en ses murs, mais en l’espace à vivre entre tout cela. »
C’est une philosophie bel et bien américaine, toutefois, que l’architecte consolide et propage depuis son QG. Une philosophie de l’expansion capitalistique, du lopin de terre qu’on conquiert et qu’on bâtit soi-même sans compter sur la puissance publique, des éléments qu’on dompte, de la maison individuelle à laquelle on n’accède qu’en voiture.
Ce n’est pas pour rien qu’Ayn Rand, la romancière et théoricienne de l’individualisme, a fait de Wright le crypto-héros (sous le nom de Howard Roark) de son œuvre culte, La Source vive – dont est tiré le film Le Rebelle, de King Vidor, en 1949, avec Gary Cooper.
Ajoutez à cela la haute religiosité du maître, dont le père était pasteur, et voilà cochées toutes les cases du parfait WASP. L’homme, d’ailleurs, dessinait les lieux de culte avec maestria, lui qui en connaissait par cœur les solennités. On lui doit le temple unitarien d’Oak Park (Illinois), l’église orthodoxe de Wauwatosa (Wisconsin), et puis la First Christian Church de Phoenix, commandée par le séminaire local en 1949, et pour laquelle il échafauda des plans d’une folle sophistication.
Mais ledit séminaire fit faillite et ce n’est qu’à titre posthume, dans les années 70, que l’église fut construite sous l’œil sourcilleux des disciples et de la veuve de l’architecte (sa troisième épouse, Olgivanna).
Résultat grandiose : comme en lévitation sur ses jambes de verre et de béton, la nef a l’air d’une carapace anguleuse, presque animale. Toit, flèche, piliers, clocher : en écho à la sainte Trinité, tout n’est que triangles.
Un bijou ouverts aux quatre vents
Une poésie de la pointe et de l’angle aigu qu’on retrouvera au Boomer Cottage, conçu en 1954, à quelques kilomètres à l’est de là, dans l’opulent quartier d’Alta Vista. Mrs. Boomer, née Slettede dans une île misérable de Norvège en 1887, morte millionnaire en 1971, copropriétaire alors de l’enseigne hôtelière Waldorf-Astoria, incarne le rêve américain par excellence.
Le plus fameux des architectes imaginera pour elle un méga-chalet cubiste en moellons, percé de larges baies orientées au nord, pour se prémunir du soleil trop fort, et qui s’organise sur deux étages autour d’une immense cheminée, tandis qu’une vaste toiture, du ciel à la terre, coupe transversalement l’ensemble.
À côté de cela, on trouverait presque barbante sa voisine, l’Adelman House (1952), signée Wright elle aussi, tant elle ne jure que par les lignes et les angles droits.
On ne l’a pas observée de trop près, cela dit, eu égard à l’écriteau cloué par l’actuel propriétaire sur le muret qui la borde : « Si vous pénétrez sur cette propriété sans y être invité, vous serez tué », signé : « El Captain ». Approcher une villa du maître, dans cet Arizona si sécuritaire, si plein de gated communities (« résidences fermées ») n’est pas toujours chose aisée.
Alors, en visiter l’intérieur, n’en parlons pas. Par bonheur, Victor Sidy, architecte spécialiste de Wright, nous a ouvert quelques portes. Dans la localité de Paradise Valley, la bien nommée, nous voilà face à la Price House (1954), considérée comme un chef-d’œuvre. Notre accompagnateur nous en parle comme d’une maison « cascadante », clin d’œil à la fameuse Maison sur la cascade (Fallingwater House) du même concepteur, sise à Mill Run, en Pennsylvanie.
On a pourtant du mal, quand on l’aborde par son perron, à en saisir la dynamique et la fluidité. De gros volumes disjoints, reliés par des passages ouverts aux quatre vents, flanqués de murs de parpaing un peu frustes, voilà ce qu’on y voit d’abord. Et puis, pas à pas, la magie opère.
Ce sont ces « fenêtres dans les fenêtres », dont se pare la chambre de Mr. et Mrs. Price, qui encadrent géométriquement le paysage aride. C’est cette manière de prolonger un bureau en table de nuit, de rythmer une grande salle de séjour par l’entremise d’étagères qui courent tout du long. C’est cette scénarisation des lieux de vie par paliers.
Plus qu’une cascade, c’est un fleuve majestueux qui coule en pente douce: à l’aile des époux Price succède un patio monumental; quelques marches en aval du grand séjour et voici la cuisine ; plus bas, une coursive le long de laquelle s’alignent les chambres des enfants à la manière d’un motel.
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Un exercice ambitieux
Partout, de l’intelligence et de l’inventivité bouillonnantes. On doit à Victor Sidy la restauration d’un autre bijou de Wright, l’un des plus « under the radar ».
À savoir, la villa tout en rondeurs que l’architecte a offerte à son fils David, lequel en a jalousement maintenu, toute sa vie, l’aspect privatif. Au point que la bâtisse, à peine connue des spécialistes, a failli être rasée sans autre forme de procès – les lois de l’Arizona, très libérales, permettent aisément d’attenter au patrimoine – avant qu’un couple d’architectes locaux, Wenchin Shi et Bing Hu, un ancien élève de Taliesin, ne s’en porte acquéreur pour plus de sept millions de dollars en 2020.
Ce qui frappe d’abord, c’est la rampe circulaire en parpaing qui l’enserre, desservant un unique étage sur piliers. L’architecte, avant de concevoir l’énorme rampe en spirale du musée Guggenheim de New York, s’est fait la main ici ! « Étant donné que Frank Lloyd Wright a dessiné cette maison pour son fils, il s’est autorisé beaucoup plus d’audaces que s’il avait eu affaire à un client lambda », s’amuse Victor Sidy.
En effet, selon l’endroit d’où vous la regardez, la villa évoque un bow-window infini ou un coquillage géant coiffé de drôles de casquettes, ou encore « un château moderne dans les airs », comme le titrait une revue de l’époque à son propos.
À l’intérieur, les moquettes aux allures de tableaux des Delaunay, les couloirs ondoyants, les colonnes de béton et autres centres de table en sphères de verre font l’effet d’un pur rêve fifties. Ce n’est qu’à la fin de sa vie que Wright a si habilement jonglé avec les cercles et la rotondité. Cela donne des bâtiments plus facilement lisibles, plus spectaculaires peut-être, qui tapent illico dans le mille.
Parmi eux, on admirera encore la Lykes House, perchée sur un éperon rocheux du quartier quasi montagneux de Palm Canyon, à mi-chemin entre le « château moderne dans les airs » et le vaisseau de science-fiction.
Des disciples architectes
Plus bas dans la plaine, sur le campus de l’Arizona State University, le Grady Gammage Memorial Auditorium fait, lui, figure d’incroyable cupcake architectural. Les deux édifices, pensés par Wright, ont été achevés par ses disciples. John Rattenbury pour la maison Lykes ; William Wesley Peters, beau-fils du maître, pour l’auditorium.
Wright, qui n’était pas homme de gaspillage, avait recyclé pour l’occasion un projet avorté, celui de l’opéra de Bagdad, que lui avait commandé le roi d’Irak, Fayçal II, et qu’il était censé construire sur une île du Tigre. Les passerelles dont le bâtiment était flanqué devaient permettre aux spectateurs de rallier le théâtre depuis les rives du fleuve.
À défaut de Tigre, ces ponts que l’architecte envisageait comme « des bras ouverts et accueillants » n’enjambent, à Phoenix, que de mornes parkings bourrés de SUV. William Wesley Peters – qui, pour la petite histoire, épousa en secondes noces la fille de Staline – a fait toutefois de la belle ouvrage.
C’est à lui qu’échut tout l’aménagement intérieur : entre moquettes à motifs spiralés, fontaines à eau hémisphériques et luminaires torsadés, il a hérité de son beau-père le génie des détails. Et même si l’immeuble arbore des dégradés terracotta légèrement kitsch, ses audaces, elles, tiennent encore bon la rampe.
C’est là peut- être ce qui rassemble les bâtisses arizoniennes de Frank Lloyd Wright : aussi diverses soient-elles, dans leur géométrie et leurs usages, leur pouvoir à susciter l’étonnement, plus d’un demi-siècle après leur construction, demeure immuable.
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