Elle trône en lisière d’un canyon de l’Arizona, au beau milieu des pierres et des cactus. Cette ville « ovniesque » des années 70 s’est choisie la plus aride des géographies, une manière, pour son concepteur, Paolo Soleri, d’expérimenter de nouvelles formes d’urbanité. En marge du monde, plongée dans une cité compacte, durable et visionnaire qui tente de bien vieillir.
Certains naissent sous une bonne étoile. Paolo Soleri, lui, a vu le jour sous le signe du soleil, littéralement, comme en attestent son patronyme – sole, c’est le soleil en italien – et sa date de naissance – le 21 juin (1919), date du solstice d’été. On ne s’étonnera pas, alors, que sa vie d’architecte bouillonnant ait pris son essor à Phoenix, capitale de l’Arizona (États-Unis), où le taux d’ensoleillement bat des records et dont l’animal mythique éponyme, le Phénix, est un oiseau de feu lié au culte du soleil dans l’Égypte ancienne.
Après des études à Turin, sa ville natale, Soleri s’envole en 1947 pour Taliesin West, la résidence d’hiver de Frank Lloyd Wright, dans la banlieue désertique de Phoenix, qui servait d’école d’architecture.
Deux décennies plus tard, à une heure trente de route de là, sur un plateau aride, brûlant l’été, glacial l’hiver et cerné de canyons, il a érigé l’un des projets les plus fous du XXe siècle : Arcosanti, un village utopique tout en béton, comme surgi d’un songe, qui fait de beaux pas de deux avec notre astre et qui héberge, aujourd’hui, une petite centaine d’illuminés – dans tous les sens du terme.
Pour l’atteindre, il faut traverser de grandioses paysages ponctués de cactus jusqu’à la terne localité de Cordes Junction – deux fast-foods, une station-service, un motel-dinner dans son jus, des routiers fatigués – puis bifurquer sur une piste poussiéreuse.
Au loin, une apparition : des dômes et des angles qui font corps avec la pierre ambiante. Arcosanti tient tout à la fois de la science-fiction, du brutalisme, de l’architecture religieuse et vernaculaire.
Ça commence avec un Visitor’s Center qui semble fait de cubes empilés, certains se superposant strictement, d’autres s’avançant vertigineusement dans le vide, et où se logent une boutique – on y vend des cloches de bronze ou de terre cuite dessinées par Soleri, principale ressource financière des lieux – et un café, le tout percé d’immenses ouvertures circulaires, sortes de hublots sur le monde comme on en voit chez Carlo Scarpa ou Louis Kahn.
Plus loin, on découvre deux absides, quarts de sphère qui servent de fonderie et d’atelier de céramique – les cloches, toujours. Ensuite, une énorme voûte, tunnel semi-cylindrique inspiré, dit-on, des arches de la basilique de Maxence et Constantin de Rome (IVe siècle), sous laquelle les Arcosantiens se réunissent tous les jours.
Un amphithéâtre de plein air, enfin, autour duquel s’organisent des logements et des bureaux où les géométries – angles aigus, circularités – sont reines. L’ensemble, piqué d’oliviers et de cyprès, comme un peu d’Italie que Soleri aurait semé çà et là, forme un drôle de hameau ramassé, une espèce de kibboutz, « un laboratoire urbain », comme le définissent ceux qui y vivent, voire « un lieu qui défie les définitions », lance même Tim Bell, son directeur des relations extérieures aussi tatoué que chevelu, qui vit et travaille sur place.
Une riposte à l’American way of life
« Nous sommes une communauté alternative, détaille Tim Bell, où l’on expérimente l’urbanité et la société de façon critique. Nous avons créé ici une ville qui encourage les gens à coopérer plutôt qu’à faire la compétition, une ville dense, proche de la nature – donc du soleil, qui est la seule raison pour laquelle nous sommes en vie sur cette terre –, conforme au principe d’“arcologie” (combinaison de l’architecture et de l’écologie, NDLR) défini par Soleri : notre efficacité énergétique est cinq fois plus élevée que celle d’une localité américaine moyenne de taille égale et nous n’utilisons pas la voiture pour aller travailler, car, pour Soleri, la voiture devait rester une exception, un luxe » – même si, parce qu’il faut bien se nourrir, les Arcosantiens d’aujourd’hui ont presque tous un véhicule (pas de commerces de bouche sur place, ni à des kilomètres à la ronde).
La cité, sur le papier du moins, s’érige ainsi en contre-modèle de l’étalement urbain dont les villes américaines, Phoenix et Los Angeles notamment, sont friandes depuis bien longtemps.
Dans ces années 70 où l’on se fiche de l’environnement comme d’une guigne et où l’automobile est reine, Arcosanti a des airs révolutionnaires et visionnaires. En cela, Paolo Soleri est l’anti-Frank Lloyd Wright, ce dernier ayant, quant à lui, donné ses lettres de noblesse à la maison individuelle de banlieue typique de l’American way of life.
D’ailleurs, les relations entre l’étudiant et le vieil architecte américain n’ont jamais été au beau fixe. « À Taliesin West, où il fallait toujours être tiré à quatre épingles, Soleri se baladait à moitié nu et, quand il fallait mettre une cravate, il accrochait des brins d’herbe à son col, raconte Mary Hoadley, l’une de ses proches collaboratrices. Il était vraiment “trop italien” pour les Lloyd Wright. »
De cette expérience, toutefois, il va tirer de riches enseignements : faire dialoguer l’architecture et la nature environnante, tirer parti des ombres et des inclinaisons du soleil, voilà à quoi il s’ingénie, comme Lloyd Wright avant lui, mais sur un mode bien plus foutraque que son aîné.
A lire aussi :
Avant Arcosanti, c’est à Paradise Valley, localité quasi-inhabitée à l’époque – « aujourd’hui, c’est le paradis des multimillionnaires de l’Arizona », rigole Mary Hoadley – que Soleri va jeter les bases de son art. Sur un terrain qu’il achète pour une bouchée de pain à la fin des années 50, il érige Cosanti (mot-valise formé de cosa, « chose » en italien, et d’anti, qui signifie à la fois « avant » et « contre ») comme un brouillon de sa grande œuvre : dans cette micro-ville semi-enterrée, on expérimente les coupoles, concavités, cylindres, pseudo-sphères…
On trouve à la forme de l’abside, par exemple, des qualités de régulation de la chaleur et de la luminosité, à condition de la construire à la bonne hauteur et de l’orienter correctement : le soleil rasant d’hiver l’inonde alors de ses rayons tandis que le soleil haut d’été ne peut y pénétrer. Autant de tentatives architecturales parfois bancales, parfois géniales, qui prendront à Arcosanti toute leur dimension.
Sujet et objet d’expérimentations perpétuelles
Pour sa ville rêvée, question terrain, l’architecte n’a pas choisi la facilité : le site surplombe un canyon, accrochant presque à flanc de falaise les édifices de la cité. Il faut voir là la volonté de Soleri de s’inscrire « dans un paysage marginal », décrypte Tim Bell, tout en s’inspirant de l’architecture des tribus précolombiennes autochtones – les Indiens Hopis et Hohokams notamment –, dont il reste, à quelques kilomètres de là, l’incroyable Montezuma Castle, un « château » du XIIe siècle niché dans un creux de la paroi rocheuse.
Alors c’est un chantier titanesque, complexe, qui va vrombir ici, s’étalant de 1970 jusqu’aux années 2000 et mobilisant, par roulements, quelque 8 000 volontaires « dans une atmosphère typiquement hippie où tout le monde travaillait, mangeait et dormait ensemble », se souvient l’un d’eux, Tomiaki Tamura, qui quitta son Japon natal en 1975 pour rejoindre l’aventure et qui n’est jamais reparti.
Proche collaborateur de Soleri par la suite, formalisant en langage architectural les dessins foisonnants, délirants du maître, Tamura chapeaute aujourd’hui le département des archives d’Arcosanti. C’est un monsieur poétique, qui collectionne les vieux ordinateurs, comme un archéologue du monde numérique, et qui, dans son bureau-appartement, a punaisé des images de villes utopiques – Biosphere, l’autre cité expérimentale et écologique de l’Arizona, ou Auroville, la « cité idéale » indienne consacrée au culte de « la Mère ».
C’est un monsieur en colère, aussi, contre son ancien mentor, décédé en 2013 et accusé de viol par sa propre fille, Daniela Soleri, en 2017. Que valent les ferveurs et les beaux principes si celui qui les a édictés s’est montré, dans le privé, si monstrueux, se demandent les Arcosantiens depuis lors ?
La cité du désert, malgré tout, subsiste vaille que vaille. En lien avec des universités, elle développe des programmes de formation en architecture, en construction ou encore en photographie d’architecture. S’accommodant de l’économie de partage, elle loue ses logements sur Airbnb et fait florès auprès des instagrammeurs, même si, bordélique, décatie par endroit, elle demeure « marginale, imparfaite, non finie », avoue Tim Bell, ajoutant que « le fini est souvent ennuyeux ».
Tomiaki Tamura, lui, la verrait bien se densifier davantage encore, conformément au plan directeur de Soleri, qui, mégalo, voyait très, très grand. Financièrement, c’est impossible.
Alors l’archiviste en chef nous montre, sur son Mac dernier cri, une projection virtuelle augmentée de tours, de passerelles, de dénivellations, d’effloraisons de béton et de canopées « champignonnesques », qu’il dessine et synthétise dans son coin. Arcosanti la solaire, l’utopique, toute datée qu’elle soit, n’a pas fini de stimuler l’imagination des rêveurs.
A lire aussi :