L’époque a changé. Face à Paris, Milan ou New York, Anvers multiplie les initiatives séduisantes pour garantir sa place dans un univers hyper-concurrentiel et mondialisé.
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Corsetées dans leurs riches robes de velours, nimbées de cols en dentelle de Flandre, ces reines à la mode de leur temps portraiturées par Rubens se reconnaîtraient aisément dans le vestiaire anversois actuel. Volumes généreux, tissus denses, tonalités uniformes et col blanc auréolant le visage se portent ici comme une seconde peau.
Attirées par la réputation de la cité, des armées de fashionistas polyglottes défilent, paquets siglés en bandoulière. Elles arpentent les districts Meir ou Vier du centre historique, se faufilant entre les tramways, les vélos et les voitures. À l’arrière se dissimule l’atout charme d’Anvers : les venelles piétonnes formant une trame complexe d’échoppes et de boutiques.
Comparée à Milan ou à Londres, la ville est un confetti agencé comme une pochette-surprise, pleine de ces perles dont les initiés vous murmurent le nom à l’oreille. Caroline Notté, architecte à Bruxelles – où son agence accueille l’excellence belge qui lui va droit au cœur –, nous confie : « Anvers est bien plus fashion que Bruxelles. Son identité presque nordique est branchée, délicate, introvertie et extravagante. Parfois un peu rigide, aussi. Les créateurs sont exceptionnels, notamment Dries Van Noten, dont les imprimés sont à tomber. »
De son côté, l’une des conservatrices du musée de la Mode, Romy Cockx, l’assure : « L’Académie royale des beaux-arts d’Anvers (dite « l’Académie », NDLR), fondée en 1950, a beaucoup évolué. Aujourd’hui, nous suivons notamment de près la progression de Quinten Mestdagh, assistant chez Balenciaga et auteur de collections qui mixent architecture et images »
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Les pépites sont semées au gré des concept-stores pointus comme Graanmarcht 13, Louis et Enes, ou logées dans un pop-up store face aux mastodontes de la fast fashion internationale. D’autres ont pignon sur rue entre deux restaurants à la mode.
Dans cet écosystème, on déniche même l’artiste floral le plus célèbre du monde du luxe, Mark Colle, dont les 70 000 orchidées choisies une à une à l’occasion d’un défilé Dior à Milan ont alors fait disjoncter le marché ! Il ne faut pas se fier à la simplicité de son échoppe, les poteries y regorgent de fleurs rares.
Le vrai luxe, lui, s’est retiré sur Lange Gasthuisstraat. Il y a dix ans, c’était un désert parsemé de banques et de couvents ; aujourd’hui, on ne sait plus où donner de la carte bancaire entre ces « vaisseaux de guerre » immenses et désirables comme Princess, Renaissance ou Verso.
Ce trio, le plus pointu dans son domaine, rassemble des créateurs du monde entier, mais aussi belges, telle Meryll Rogge, diamant brut à suivre pour qui aime les pièces fofolles. Le périmètre a attiré Virginie Morobé, qui y présente ses collections d’élégants souliers, Souâd Fériani, dont les robes couture délicates sont un régal, mais également Le Pristine, le restaurant le plus trendy de la ville ouvert en 2020, et l’hôtel 5 étoiles Botanic Sanctuary, qui abrite également des boutiques de luxe. Y prendre un thé, c’est déjà goûter au paradis.
Accords majeurs à Anvers
Il faut aussi compter avec le renouveau du quartier Het Zuid depuis la disparition des palissades qui ont masqué pendant douze ans le musée royal des Beaux-Arts (KMSKA). Pimpant, le lieu a rouvert en septembre : on peut y découvrir la sublime collection des œuvres du peintre James Ensor ou le restaurant Madonna, qui a un chien fou !
En face, on flâne dans l’espace sensationnel occupé par Ann Demeulemeester. La palette noire contrastant avec un bleu léger tirant sur le blanc de sa boutique met en valeur ses créations reconnaissables à leur lacet de cuir en breloque, des canapés longs de quatre mètres et un patio exotique. Le minimalisme est ici brillamment et luxueusement maîtrisé.
Ailleurs règne la neutralité : ce ne sont que sols et plafonds de béton, murs blancs et lumières sourdes où flottent trois portemanteaux, avec parfois des dégringolades de rideaux couleur crème, drapés comme des lits à la polonaise, dissimulant des cabines d’essayage. Une économie d’effets déroutante pour qui compte retrouver l’esprit baroque flamboyant d’Anvers.
Dans ce mouchoir de poche, on passe cent fois par jour dans le quartier Sint-Andries devant les larges vitrines et le porche flanqué de deux piliers en marbre de la boutique de Dries Van Noten, où le monde entier se rend en pèlerinage. À côté, Florence Cools marie les sculptures d’Ileana Moro à ses propres manteaux noirs aux coupes millimétrées tandis que son voisin, Christian Wijnants, nous tricote des mailles complexes, sublimes et multicolores qui valent plus qu’un simple détour.
Autre institution toute proche, le MoMu, rouvert en 2022 après des travaux confiés à l’agence B-architecten. Le musée concentre les expositions de mode (près de 350 000 pièces vestimentaires y sont archivées) – le 22 avril s’ouvre celle consacrée à Man Ray. Les autres niveaux accueillent la bibliothèque et l’Académie royale, qui enseigne toutes les ficelles des métiers de la mode dans un esprit de totale liberté créative.
Le bâtiment abrite enfin le Flanders DC, dont la mission est d’accompagner les entreprises flamandes et les talents remarquables issus de l’école. Il y avait urgence. Assoupie sur sa légende, la ville se cherche dorénavant d’autres modèles.
Album de famille
Rappelons que les fameux « Six d’Anvers » (sept avec Martin Margiela, arrivé plus tard) ont placé la cité sur la carte fashion en 1980, la hissant au niveau de Londres ou de Paris. Le vent de rébellion intellectuelle et de déconstruction du vêtement impulsé par Walter Van Beirendonck, Ann Demeulemeester, Dries Van Noten, Dirk Van Saene, Dirk Bikkembergs ou Marina Yee a fait le tour du monde.
Mais ces créateurs ont aujourd’hui la soixantaine, ils ont cessé leur activité ou l’ont revendue. Certes, les talents issus de l’école flamande sont toujours fort prisés : Pieter Mulier crée les collections Alaïa, Raf Simons est le codirecteur artistique de Prada, Tom Van Dorpe a été en charge de The Kooples, Olivier Theyskens œuvre chez Azzaro… La diva assoluta étant certainement le Géorgien Demna, directeur artistique star de Balenciaga, bien que sa réputation soit écornée depuis une récente campagne publicitaire controversée.
Ces postes prestigieux témoignent aussi du fait que ceux qui font carrière volent rapidement loin du nid. Exception qui confirme la règle : Flora Miranda, 33 ans, qui figure l’avenir. Elle a installé son atelier à Anvers et vend sur Instagram ses collections entre art et codage, silicone et textiles futuristes (ses pièces ont aussi défilé lors de la Fashion Week haute couture à Paris).
Où sont les « Six » de demain ?
La ville demeure un laboratoire, mais qui peut succéder aux « Six » ? « La question est récurrente, mais dans nos métiers, on combine hard business et art. Ça n’a rien d’évident. Je suis de la génération business-plan. Les jeunes créateurs, eux, sont à fond dans le numérique, ce qui multiplie les possibilités », analyse la créatrice Souâd Fériani, ancienne élève de l’Académie.
La municipalité a pris conscience du précieux terreau qui s’appauvrit et réagit enfin. « Les organismes ont fusionné avec le Flanders DC afin de fluidifier les expertises et l’accompagnement des futurs créateurs et des entreprises de mode flamandes. Des moyens importants sont alloués pour revitaliser l’ensemble (près de 10 millions d’euros, NDLR) », détaille Ann Claes, coordinatrice mode de l’organisme.
Parmi les décisions radicales : la direction de la précieuse Académie de mode a été confiée à un Californien de 29 ans dont le CV tient en quelques lignes ! Diplômé de la maison, Brandon Wen succède donc au charismatique Walter Van Beirondonck, qui y a passé trente ans comme professeur et directeur !
Le jeune homme est à lui seul un manifeste d’extravagance et de liberté : visage maquillé, spectaculaire doudoune bleu lagon, gilet lacé fuchsia, chemise à manches ballon et dentelle, collants noirs, bijoux piqués dans ses longs cheveux.
« Anvers est aujourd’hui plus commerciale et la mode y tourne en rond. Il y a une peur de l’extravagance qui freine les idées énergiques et sexy. Or la créativité de l’école est d’avant-garde, exigeante, avec des traditions fortes. Je suis jeune, j’ai été free-lance. J’aimerais faire comprendre à nos 120 étudiants qu’on peut se rêver autrement qu’en mini-marque ou en designer star. Mille métiers périphériques offrent des opportunités intéressantes », veut croire Brandon Wen.
Il organise donc des workshops où interviennent des spécialistes des NFT ou de l’environnement pour pousser à l’ouverture et au dialogue et travaille aussi à la première fashion week prévue les 9 et 10 juin prochains. Elle donnera l’occasion aux élèves en master de montrer leur travail et d’inviter à défiler des créateurs confirmés, aussi bien belges que venus du monde entier. Une étape indispensable pour que les regards restent fixés sur Anvers.
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