Depuis quelques mois, le nom d’Alejandro Aravena, 48 ans, agite la sphère architecturale autant qu’il la monopolise. Honni, encensé ou jugé avec défiance, l’architecte chilien ne laisse personne indifférent. Son physique de mannequin, sa coiffure faussement négligée – et même son âge ! – sont régulièrement raillés, tout comme son engagement en faveur des populations défavorisées, qui ne serait qu’esbroufe. Qu’a-t-il donc fait pour mériter ce traitement ? Trop beau pour être honnête ? Une chose est sûre, pas un article n’oublie de mentionner sa plastique avantageuse comme argument à charge… Depuis plusieurs mois, l’architecte chilien occupe en effet le devant de la scène et aimante les médias. L’« affaire Aravena » a débuté au cours de l’été 2015. À la surprise générale, Paolo Baratta, président de la Biennale d’architecture de Venise, annonce le Chilien comme commissaire de la 15e édition, qui a débuté le 28 mai dernier. Après Kazuyo Sejima (Sanaa) en 2010, David Chipperfield en 2012, Rem Koolhaas en 2014, il prend donc les rênes de l’événement le plus important en matière d’architecture, alors même qu’il est parfaitement inconnu du grand public et mal connu de ses confrères. Alejandro Aravena est pourtant devenu en quelques années une personnalité très influente dans son domaine.
Né en 1967 à Santiago, il étudie l’architecture à l’université pontificale catholique du Chili, dont il sort diplômé en 1992. Deux ans plus tard, il fonde sa propre agence et se consacre principalement à la réalisation de bâtiments publics. Le tournant viendra en 2001 avec la création du studio Elemental, un « do tank » plutôt qu’un « think tank », pour agir sur le terrain auprès des plus pauvres par le levier du logement social et de la participation des habitants. Pour Paolo Baratta, le choix d’Aravena est ainsi l’occasion d’engager la biennale dans une réalité concrète, deux ans après l’édition emmenée par Rem Koolhaas, jugée un tantinet égotique et cynique. Regarder droit devant après l’oraison funèbre proposée par le Néerlandais, faire montre d’optimisme, réconcilier le public et l’architecture : tels sont les enjeux de cette prochaine édition, que le Chilien a titrée : « Reporting From the Front » (nouvelles du front). « Il y a plusieurs batailles à gagner, annonce-t-il, et de nombreuses frontières à repousser afin d’améliorer la qualité de l’environnement construit et la vie des habitants. De plus en plus de gens sur la planète sont à la recherche d’un endroit décent pour vivre, et les conditions pour y parvenir sont chaque jour plus difficiles. Toute tentative de penser au-delà des impératifs commerciaux se heurte à une forte résistance engendrée par l’inertie de la réalité. Tout effort pour aborder les questions pertinentes doit surmonter la complexité croissante du monde. Mais contrairement aux guerres militaires, où personne ne sort réellement victorieux et où domine un sentiment généralisé de défaite, il y a sur les lignes de front de l’environnement bâti un air de vitalité, car l’architecture affronte la réalité en étant force de proposition. »
2016, l’année Aravena
La suite a des allures de conte de fées. Le 13 janvier dernier, la nouvelle tombe. Alejandro Aravena est annoncé comme le 41e récipiendaire du très prestigieux Pritzker Prize. Coup double pour le Chilien, 2016 est décidément son année. « Je n’ai pas vu venir ce prix, pas une seconde ! Je suis resté sans voix », confie-t-il. Les critiques ne se sont pas fait attendre. Membre du jury du Pritzker Prize de 2009 à 2015, Aravena, on peut le dire, a quitté son siège à temps pour recevoir la consécration ultime ! Son engagement, son architecture militante ont été invoqués pour justifier la récompense. Ses détracteurs n’y ont vu que réseautage et conflit d’intérêts.
Pour Tom Pritzker, président de la Fondation Hyatt, pas l’ombre d’un doute : Aravena « a mis au point une pratique collaborative qui produit des œuvres puissantes tout en abordant les principaux défis du XXIe siècle. Innovant et inspirant, il montre comment l’architecture portée à son meilleur niveau peut améliorer la vie des gens ». Face au discours angélique, des articles à charge sont apparus pour dénoncer la prétendue mascarade alors que personne ne s’était réellement intéressé à cet architecte auparavant.
Que lui reproche-t-on exactement ? Principal fait d’armes, l’opération « Quinta Monroy » à Iquique (2004), qui entend résorber l’habitat insalubre au Chili et qui a fabriqué à elle seule la notoriété d’Aravena. Calibré pour la communication, pétri de bons sentiments mais aussi de pragmatisme, ce projet ultramédiatisé a été repris par les journaux du monde entier. Idée géniale ou cynique, il propose de construire pour cent familles des demi-maisons évolutives que les habitants peuvent agrandir et compléter au gré de leurs finances. Intégrer les familles au processus de conception, utiliser l’aptitude des gens à construire, économiser les moyens : tels sont les leitmotiv d’Aravena, qui revendique une architecture utile et engagée. Quoi qu’il en soit, ce concept privilégie moins le cadre de vie que la nécessité de loger les gens. Le travail sur les espaces extérieurs et les relations entre les habitations est inexistant. Une trame rigide vaut pour seul principe d’organisation. La proposition va pourtant rencontrer un vif succès et essaimer sur tout le territoire, notamment dans le quartier de Villa Verde à Constitución, dévasté par un tsunami en 2010, et jusqu’au Mexique, à Monterrey. De quoi forger la réputation militante de son concepteur.
Mais Alejandro Aravena ne se consacre pas uniquement au logement social. On lui doit également plusieurs réalisations tels ses tours siamoises sur le campus San Joaquín à Santiago (2005), la résidence étudiante de l’université St. Edward à Austin (2008) ou le belvédère de Las Cruces à Jalisco, au Mexique (2010). Nombre de ces réalisations alimentent également la controverse. On lui reproche ses relations incestueuses avec Copec, groupe pétrolier milliardaire, et la néolibérale université pontificale catholique du Chili, tous deux actionnaires de son agence Elemental et… ses commanditaires principaux ! Pour l’université, il a déjà réalisé cinq bâtiments, parmi lesquels un très beau monolithe en béton qui abrite l’Innovation Center UC.
Vous avez dit mélange des genres ? Début avril, c’est au siège de l’ONU, à New York, qu’Alejandro Aravena s’est vu remettre officiellement son Pritzker Prize, sa médaille et son chèque de 100 000 dollars. Ému, il a débuté son discours par un hommage appuyé à Zaha Hadid, disparue quelques jours auparavant, pour ensuite revenir sur ses fondamentaux : « En tant qu’architectes, nous ne façonnons pas des briques, des pierres, de l’acier ou du bois, mais la vie elle-même, a-t-il déclaré. L’objectif de l’architecture est de donner forme aux lieux où les gens vivent. Ce n’est pas plus compliqué que cela, mais pas plus simple non plus. »
Baptême du feu à Venise
À Venise, l’enjeu sera de taille. Il est attendu au tournant, et il le sait. On lui reproche jusqu’au choix de l’affiche ; n’en jetez plus ! En attendant son baptême du feu, Alejandro Aravena promet de secouer la cité des Doges : « Nous voulons apprendre de ces projets d’architecture qui, malgré la pénurie de moyens, se concentrent sur ce qui est possible plutôt que de se plaindre des manques. Nous voulons comprendre quels outils permettent de renverser les forces qui privilégient le gain individuel au bénéfice collectif, réduisant le “nous” au “je”. Nous voudrions connaître ces cas qui résistent au réductionnisme, au simplisme, ces cas qui n’abandonnent jamais la mission de l’architecture, à savoir, pénétrer le mystère de la condition humaine. Nous nous intéressons à la manière dont l’architecture peut introduire une plus large notion du gain : le projet vu comme valeur ajoutée plutôt que comme coût supplémentaire, ou bien l’architecture comme un grand pas vers l’égalité. » Le programme est alléchant, rendez-vous à Venise pour juger sur pièces.