Lancé en novembre 2014, l’appel à projets innovants « Réinventer Paris » fut sujet à de nombreuses polémiques, la Ville de Paris étant, entre autres, accusée de céder ses réserves foncières au privé. Ironie du sort, le premier programme à voir le jour est une opération aussi inattendue qu’exemplaire, solidaire et fondée sur la réinsertion. Une opération qu’une procédure classique n’aurait probablement pas pu rendre possible.
Car s’il est une vertu à accorder à « Réinventer Paris », c’est sa capacité à avoir su faire bouger les lignes pour penser la ville de manière moins conventionnelle et plus ouverte, obligeant les promoteurs à sortir de leurs schémas habituels et de leurs poncifs. Parmi les 22 sites proposés aux candidats pour imaginer un concept innovant figurait une friche située au 2 bis, rue de l’Ourcq, dans le XIXe arrondissement. Un garage, des carcasses et des batteries de voiture occupaient alors ces lieux implantés au pied de la petite ceinture.
Agriculture urbaine et dimension sociale
Non dépourvu de charme, le site possédait un réel potentiel. Fort heureusement, le Plan local d’urbanisme (PLU) n’offrait pas la possibilité de le densifier par une opération financière, destin de nombreux terrains libres à Paris. Cette friche constituait donc une circonstance opportune pour développer un projet en agriculture urbaine (contractée en « agri-urbaine »), doublé d’une dimension sociale.
Aux origines de La Ferme du rail, une rencontre entre Grand Huit, coopérative d’architectes cofondée par Clara Simay et Julia Turpin, et Yves Reynaud, directeur de Travail & Vie, association qui vise à la réinsertion professionnelle et sociale de personnes temporairement écartées de l’activité et subissant une situation de précarité. Un projet de proximité donc, puisque les architectes elles-mêmes sont installées à quelques pas, quai de la Seine (XIXe).
Le travail collaboratif au cœur de la Ferme du rail
Tous les acteurs partagent des aspirations communes évidentes et cet appel à projets innovants est l’occasion de concrétiser un rêve : celui d’un espace agri-urbain ouvert à tous pour accueillir, former et insérer durablement les personnes les plus fragiles. Son nom ? La Ferme du rail, dont la question sociale et la place de la nature en ville vont constituer les ferments. Ainsi est née la première ferme de polyculture et de réinsertion parisienne.la première ferme de polyculture et de réinsertion parisienne. La proposition séduit puisque l’équipe formée par Clara Simay, Julia Turpin, la paysagiste Mélanie Drevet et Réhabail, foncière sociale et maître d’ouvrage de l’opération, est désignée lauréate en février 2016.
S’ensuit un long travail pour développer la programmation et construire cet espace agri-urbain intégré comprenant des logements, une exploitation agricole et un restaurant : un lieu hybride mêlant les usages. De fait, La Ferme du rail a mobilisé un grand nombre d’intervenants (Bail pour tous et Atoll 75, deux associations qui œuvrent pour l’accompagnement social dans le logement, des partenaires divers, des financeurs, des mécènes, des entreprises, sans compter Travail & Vie…). Si l’adjectif collaboratif est aujourd’hui souvent galvaudé, il prend ici tout son sens. Le projet a également pu voir le jour grâce à une concertation sans relâche avec les habitants du quartier, mais aussi avec la Ville de Paris et les élus du XIXe arrondissement, qui ont fait preuve d’un réel soutien.
Le sens de l’ouverture
Pour mener à bien un tel programme dans la capitale, il fallait bien l’énergie de Clara Simay et de Julia Turpin, deux architectes militantes, convaincues de la nécessité de partager l’espace autrement, mais aussi de retisser des liens entre la ville et la campagne. « Notre activité, marquée par l’engagement écologique et le sens de l’utilité sociale, s’inscrit pleinement dans le champ de l’économie sociale et solidaire, tout comme dans celui de l’économie circulaire, expliquent-elles dans leur manifeste. Aujourd’hui, les territoires font émerger des besoins croissants en matière de participation citoyenne, de logement digne, d’énergie, de santé et d’alimentation. Partout dans le monde, des solutions collectives et innovantes apparaissent. Grand Huit s’en saisit pour inventer une autre façon de faire la ville, résiliente et solidaire. »
La Ferme du rail prend la forme de deux bâtiments distincts. Le premier regroupe les chambres pour une quinzaine de personnes en réinsertion, dont la plupart travaillent sur place, et pour cinq étudiants de l’École du Breuil, institution de la Ville de Paris vouée à l’horticulture. Tous vivent ensemble et partagent des règles communes. Mais le lieu est également ouvert au public puisque le second bâtiment abrite une serre et un restaurant baptisé Le Passage à niveau.
Résiliente et solidaire
Avec le souci de biosourcer (de construire avec des matériaux issus de la biomasse végétale ou animale) autant que possible, les architectes de Grand Huit ont conçu des bâtiments en ossature bois avec un isolant en paille et un autre en coton recyclé. Les façades sont caractérisées par une vêture en rondins de châtaignier – 9 km en tout une fois mis bout à bout ! Pour préparer le sol et enrichir la terre de la ferme, le compost a été pensé en amont, dès 2019, lorsque les habitants et les restaurateurs du quartier ont été invités à déposer leurs déchets verts. Alimenté par les fruits et les légumes cultivés sur place ainsi que par des producteurs de qualité, le restaurant a ouvert ses portes au début de l’été 2020 et ne désemplit pas. Sa formule entrée-plat-dessert avec des produits de qualité à 12,50 € a de quoi fidéliser la clientèle. Résiliente et solidaire, La Ferme du rail a tout bon et montre que, même à Paris, penser la ville différemment est encore possible.
> La Ferme du rail. 2 bis, rue de l’Ourcq, 75019 Paris.