Il est 5 heures du matin, Alicja Patanowska se réveille avec le jour. « De la maison où nous résidons, je peux entendre les moines qui viennent de se mettre à chanter et prier. C’est mystérieux et incroyable. » Alicja et les autres membres de l’équipe d’International Design Expedition, Anne Xiradakis, Mathilde Bretillot et Camillo Bernal, sont désormais installés dans une maison confortable au cœur d’un jardin luxuriant à Siem Reap, dans le Nord-Ouest du Cambodge. Les brumes de l’Occident se dissipent peu à peu après une semaine de voyage (voir épisode 1). La plongée dans la culture Khmer se fait plus profonde encore et les trois designers commencent à appréhender l’art de la poterie cambodgienne.
Trois designers en immersion à Siem Reap
« Nous sommes arrivés en ville avec un coucher de soleil sur les rizières, extraordinaire et calme. Siem Reap post-covid, c’est joli, paisible, avec des gens charmants. On va être bien », se rassure Mathilde Bretillot, sur qui repose toute l’organisation. Siem Reap, c’est la porte vers le temple d’Angkor. Les touristes n’ont pas encore réinvesti les ruines de l’ancienne capitale de l’empire Khmer, le principal trésor architectural du pays, autrefois dressé de deux cents temples. « Nous étions quasi seuls, s’éblouit Alicja. Nous avons eu le temps d’observer tous les détails sur les piliers, les tours de fenêtres, j’ai déjà rempli tout un carnet de notes et de dessins, c’est tellement inspirant. La symbolique est partout, leurs croyances sont si étonnantes : les 7 océans au paradis, les 5 jardins de l’univers… ! »
Le temple d’Angkor est considéré comme une représentation terrestre du Cosmos. Anne est impressionnée par la nature qui reprend peu à peu possession des lieux. « Les monuments se délitent, se transforment. Il y a encore des parties très construites bien rangées et d’autres déconstruites en plein effondrement. » Elle pose son œil de designer sur le vénérable temple de Ta Phrom, construit en 1191. Il est son préféré, car le lieu d’une bataille acharnée entre la main de l’homme et les éléments. « Quand ils l’ont découvert, les archéologues n’arrivaient pas à circuler, tellement il était enveloppé d’arbres. Des graines ont été disséminées par des oiseaux, les racines enserrent de manière aléatoire les fenêtres carrées ou les toits dessinés. Le contraste entre les formes molles et les volumes très durs m’a beaucoup touchée. »
Camillo Bernal, colombien, refait ses cours d’histoire de l’art et revisite Paris : « C’est fou comme l’architecture d’ici a inspiré nombre de constructions parisiennes. Le Trocadéro, le Palais d’Iéna, les jardins de rocaille des Buttes Chaumont. Il y a un véritable héritage de cette époque », s’émerveille-t-il. Par-delà l’architecture, c’est la spiritualité omniprésente qui inspire Camillo. « Les Cambodgiens sont très superstitieux. Il y a de petites maisons pour les fantômes partout, ils font des offrandes aux esprits une fois par semaine, pour éloigner les mauvais génies. »
95 % de la population pratique le bouddhisme Theravada, une résultante de l’animisme, le culte des esprits, et du brahmanisme, venu d’Inde. « Les offrandes sont constituées de nourriture, reprend Camillo. Il y a aussi une vraie transversalité entre l’homme, l’esprit et l’animal. L’animal peut manger l’offrande, en tant que messager des esprits. C’est aujourd’hui la piste que j’explore dans le travail que je vais fournir ici : je vais faire des objets de l’ordre du rituel, des contenants d’offrandes. D’un point de vue formel, j’imagine des chimères, hybrides animal/objet/humain, pour essayer d’apporter mon point de vue, sur une pratique très commune ici, étonnante pour nous. »
Une pratique de partage
Mathilde Bretillot avait prévenu : « Les dix premiers jours on prend, puis on se met à créer. » Désormais imprégnés d’une multitude de sons, de parfums, de formes et de goûts, Alicja Patanowska, Camillo Bernal et Anne Xiradakis investissent l’atelier de poterie cambodgienne dans lequel ils vont travailler, main dans la main avec les artisans, pendant plusieurs semaines.
Le Khmer Ceramics Center, où ils se rendent tous les jours, est à la fois une école et un lieu de production. « C’est un atelier familial, raconte Camillo. Le propriétaire travaille avec ses cinq frères. Leur formation, c’est la transmission. Ils ont un savoir-faire extraordinaire, en même temps qu’une écoute, un regard et une grande sensibilité. » « Depuis plusieurs jours, nous avons commencé à dessiner intensément, ardemment, dit Anne. Puis je me suis lancée dans mes premières formes tournées. Ce sont des moments très denses, c’est rare pour un designer d’avoir un rapport aussi rapide et direct avec l’artisan. Entre l’idée et sa réalisation, le laps de temps est très court. »
Designer ou faiseur, artisan, artiste ? Les nomenclatures du design explosent. « Il se passe des choses à l’atelier. On n’a pas pensé tous les détails. Le designer refait ses dessins, l’artisan propose des solutions qu’on n’imaginait pas, souvent plus simples et évidentes, il connaît tellement bien son outil. Le projet se construit petit à petit à quatre mains. »
La philosophie d’International Design Expeditions se lit dans l’hybridation des cultures. Le designer et l’artisan déteignent l’un sur l’autre, pour créer des prototypes qui seront exposés, mais aussi, pour certains, produits et vendus, localement et en Europe. « On arrive ici avec notre identité de designer, des habitudes, des façons de travailler et de penser un projet. On se fait chambouler par ce pays tout à fait inconnu, et pourtant, je pensais bien connaître l’Asie », avoue Anne Xiradakis.
De ses visites, elle a rapporté une multitude de photos qu’elle classe patiemment. Elle puise l’inspiration de ses futures créations dans cette matière brute. « Je me fais une banque d’images. Il y a par exemple le thème des emballages, avec le vocabulaire autours du nœud. Les Cambodgiens utilisent les matériaux très simples qu’ils ont sous la main. Au marché, je remarque comment on lie les pinces des crabes, comment on serre les morceaux de charbon pour les transporter. On retrouve ces principes en écho dans la sculpture classique que nous avons vue au musée, dans la façon dont certains objets peuvent paraître serrés. » De même, dans les représentations sculptées des personnages, les pagnes plissés résonnent avec les nervures des feuilles de bananier. « Ce qui m’a inspiré, ce sont ces détails que je vais agrandir, isoler de leur contexte et reproduire. L’emprunte des nervures de la feuille de bananier va se retrouver sur une carafe. »
Mathilde Bretillot observe, organise, et met aussi la main à la pâte. La directrice artistique porte et vit le projet sans jamais perdre du vue l’intention initiale d’IDE, détaillée dans son manifeste : « Le design est un pratique du partage. Les entreprises locales ont besoin d’un design innovant et les jeunes designers d’une expérience concrète. Le potentiel de ces entreprises nous fait réaliser le rôle décisif du designer en tant que facilitateur. »
« Les ateliers ouvrent à 7 heures et ferment à 17 heures, avec la nuit, explique Mathilde. Chacun y va quand il veut, tous les jours, sauf quand nous partons en exploration. Nous y passons beaucoup de temps. Nous avons juste une obligation de résultat. Cela ressemble à une performance artistique. Jour après jour, je vois ces designers s’attaquer à cette expérience de création en direct, parfois en forme, très inspirés, parfois en proie au doute. Tout a une incidence : le fait qu’il fasse chaud, le fait d’avoir attendu 5 heures que le tourneur soit disponible pour vous. Les artisans sont de véritables artistes de la sculpture. Parfois, un designer travaille à quatre mains avec l’artisan, parfois il donne des indications et voit comment il l’interprète. Cette expérience se vit par les pores de la peau… et l’âme. »