Shigeru Ban, architecte des urgences humanitaires

Pour garantir aux réfugiés ukrainiens une certaine intimité, l'architecte japonais a installé des abris d'urgence dans des gymnases parisiens.

A Paris, rue Léon Scharwzenberg et rue de Bercy, des réfugiés ukrainiens sont hébergés dans des gymnases. Chaque famille bénéficie d’un abri temporaire conçu par l’architecte japonais Shigeru Ban. Rompu à l’exercice depuis 1994, qu’il s’agisse de guerres ou de catastrophes naturelles, Shigeru Ban nous livre sa vision des choses.


IDEAT : Vous intervenez auprès des réfugiés ukrainiens, de leur départ de Pologne à leur arrivée à Paris. Depuis 1994, date de votre premier projet humanitaire après le génocide au Rwanda, êtes-vous le couteau suisse de l’humanitaire qui intervient quand quelque chose craque, avec un plan toujours adapté à la situation ?

Shigeru Ban : Je dois d’abord aller moi-même juger la situation sur place pour adapter mon système.

IDEAT : Avez-vous un système qui s’applique partout ou a-t-il évolué au fil des situations de crise ?

Shigeru Ban : Parfois, je prépare un plan bien défini, parfois les situations surviennent brusquement et il faut réagir rapidement. Le système d’abri que j’adapte se développe et s’adapte depuis plusieurs années.

IDEAT : Pourquoi l’intimité des personnes abritées vous préoccupe-t-elle autant ?

Shigeru Ban : Parce que c’est un droit humain primordial. Sans intimité, vous ne pouvez pas vous sentir bien ou bien dormir. C’est ce que j’ai observé lors de catastrophes naturelles, comme il en arrive chaque année au Japon. Quand j’ai vu les réfugiés ukrainiens qui dormaient sans aucune intimité, j’ai envoyé mes informations à l’un de mes amis, un architecte polonais. Il m’a confirmé à quel point c’était nécessaire. Nous sommes intervenus en mars.

IDEAT : Collaborez-vous toujours avec des architectes locaux ?

Shigeru Ban : Oui, avec des architectes, des professeurs et des étudiants locaux. En Pologne, il s’agissait d’un architecte et professeur local qui avait été mon étudiant à Kyoto. Il était donc tout à fait au courant de ce que je faisais.

Shigeru Ban, dans un gymnase parisien où sont installées ses abris d’urgence.
Shigeru Ban, dans un gymnase parisien où sont installées ses abris d’urgence. Nicolas Grosmond

IDEAT : Ces abris peuvent-ils être installés avec seulement des volontaires ou des volontaires accompagnés d’un architecte ?

Shigeru Ban : Je demande souvent à l’architecte ou au professeur local de s’occuper de la coordination du montage des abris. C’est lui qui monte une équipe et assure le lien avec les autorités locales.

Vos projets humanitaires utilisent en plus des ressources locales.

Shigeru Ban : Vous avez raison. J’utilise toujours des matériaux locaux. Heureusement, on peut trouver des feuilles de papier quasiment partout dans le monde. Des papeteries industrielles polonaises ont arrêté leur travail pour en produire pour nous, gratuitement. Cela nous a beaucoup aidé.

Pouvez-vous développer le nombre d’abris si besoin ?

Shigeru Ban : Nous avons souvent des informations des autorités locales pour pouvoir adapter la dimension de notre intervention à la situation en cours. Ils nous donnent des chiffres sur le nombre d’espaces à installer par exemple, pour tel nombre de familles, allant jusqu’à préciser de combien de personnes elles se composent.

Certains de vos projets ont été maintenus au-delà d’une situation d’urgence ? Des écoles, des lieux de cultes….

Shigeru Ban : Certaines structures sont devenues permanentes. Il n’y a d’ailleurs, pour moi, en architecture, aucune différence entre temporaire et permanent. Je dois respecter les règlements. Quand il s’agit de petits immeubles, ils sont aux mêmes normes que les bâtiments permanents. C’est ainsi que des logements temporaires sont devenus permanents, parfois même transportés du Japon à Taiwan.

Vous pensez des lieux pour l’’intimité, la spiritualité et aussi la culture. Après le séisme d’Aquila en Italie, vous avez reconstruit le théâtre.

Shigeru Ban : Aquila est célèbre pour son festival de musique, son orchestre philharmonique et son école de musique. Tout cela avait été détruit par un tremblement de terre. J’ai rencontré le maire de la ville qui m’a demandé de construire une salle de concert temporaire. Mais elle est devenue permanente. Quand nous pensons à des architectures en carton, on pense à quelque chose d’éphémère alors que ce matériau est très solide.

Collaborez-vous avec des organisations humanitaires ?

Shigeru Ban : Habituellement, je ne travaille pas avec ces organisations, je fais les choses par moi-même. Mais mon premier projet de ce type au Rwanda en 1994, a été réalisé avec le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations-Unies. Parfois je me rends sur place de moi-même, sans qu’on ne m’ait rien demandé, parfois, je réponds à une demande. Cela dépend des situations.

Vous n’êtes pas quelqu’un qui se rend sur un terrain difficile pour alerter mais pour agir concrètement.

Shigeru Ban : Complètement. J’interviens pour faire, sur place, ce qui est nécessaire. Une fois que la situation est analysée, il n’y a pas de temps à perdre en discussions. Les architectes eux-mêmes, peuvent avoir tendance à parlementer sans que rien ne soit décidé. Je préfère tout faire moi-même pour décider efficacement de ce qui doit être fait avec l’équipe locale.

Catastrophe naturelle, situation de guerre, déplacement de réfugiés : que pouvez-vous attendre des États et de leurs institutions ?

Shigeru Ban : Je ne travaille ni pour les gouvernements, ni leurs institutions ou les organisations. Cela risquerait de ralentir nos activités. Ils doivent souvent attendre l’autorisation de beaucoup de personnes.

Développer ces projets d’urgence vous rend t-il assez disponible pour d’autres types de projets ?

Shigeru Ban : En fait, je considère qu’il n’y a pas de différence entre une commande architecturale et un projet d’urgence humanitaire. Pour moi, c’est la même chose. La seule différence, c’est que ce travail humanitaire n’est pas rémunéré.  Sinon, mon énergie, mon temps et ma satisfaction sont du même ordre quel que soit le projet.

Quel impact des émotions éprouvées dans le contexte de ces projets humanitaires ?

Shigeru Ban : En ce qui me concerne, je fais les choses naturellement. Il est impossible de me détourner de l’élaboration de mon projet.

Vue d’ensemble d’une installation d’urgence garantissant à chaque famille une certaine intimité.
Vue d’ensemble d’une installation d’urgence garantissant à chaque famille une certaine intimité. Nicolas Grosmond

Ces projets et ces déplacements nourrissant votre vision du monde, êtes-vous, oui ou non optimiste ?

Shigeru Ban : Je suis optimiste en ce qui concerne les jeunes architectes et les étudiants. Beaucoup d’entre eux m’aident. Quand j’étudiais l’architecture, la situation était différente. Les étudiants voulaient devenir des starchitectes. Aujourd’hui, les jeunes architectes et les étudiants sont conscients des problèmes d’environnements ainsi que de société. Je suis optimiste au vu de la façon dont ces jeunes gens réfléchissent sur ces problèmes.

Ces projets humanitaires sont-ils plus appréciés par la jeune génération ?

Shigeru Ban : Quand j’ai poursuivi en 1995 ce type de projets à Kobe au Japon, je n’étais entouré d’aucun architecte ou étudiant en architecture. Maintenant, après notamment plusieurs tremblements de terre, je vois toujours de jeunes architectes venir m’aider. Je suis très optimiste par rapport à cela mais je suis aussi très pessimiste à propos de pas mal de choses qui se passent en ce moment. Avec le changement climatique, on voit apparaitre davantage de catastrophes naturelles.

Avant ces projets humanitaires, vous travailliez déjà avec le carton et le papier.

Shigeru Ban : Exactement, je fais des structures architecturales en carton depuis 1985, avant même qu’on ne parle de développement durable. Je voulais surtout développer mon propre système de structures et de matériaux architecturaux parce que je ne voulais pas suivre le style branché à l’époque. L’usage du papier et du carton est venu un peu par hasard.

Il fallait de l’aplomb pour décider en 1994 d’intervenir au Rwanda. Qu’est-ce qui vous y a poussé ?

Shigeru Ban : J’ai obtenu mon diplôme en 1984. J’ai ouvert mon propre studio l’année suivante. Je n’avais aucune expérience. Les dix premières années, j’ai été occupé à me forger mon expérience d’architecte. Je voyais bien ce qui se passait dans le monde autour de moi. Mais les architectes ne travaillent pas nécessairement pour la société. Nous travaillons pour les privilégiés. C’est fort de ce constat, que je me suis tourné en tant qu’architecte, vers des problèmes concernant davantage de gens.

Jusqu’à maintenant, vos projets humanitaires n’ont suscité aucun échec ?

Shigeru Ban : Comme un médecin, je fais face à un même type de situation. Je suis un architecte des urgences.

En fait, on vous trouve formidable en omettant de dire que vous prenez des risques.

Shigeru Ban : (Rires). Je ne pense jamais aux risques. J’agis d’abord, je résous les problèmes ensuite. Je ne pense pas aux difficultés dès le départ. Quiconque fait cela, sabote son propre projet.

Vous manquez sur place de casier de bouteilles pour isoler du sol vos abris temporaires ? Tant pis, vous utilisez de la boue locale. Votre système est-il tout-terrain ?

Shigeru Ban : Je dois tout faire moi-même, y compris trouver des fonds. (Rires.) Oui, je lève des fonds tout seul. (Rires).

A tous les niveaux, votre indépendance est la garantie de votre liberté d’agir.

Shigeru Ban : Je peux bénéficier d’informations de la part d’organisations internationales, mais en faisant les choses de moi-même. J’essaie de recueillir des fonds dans un deuxième temps parce que si je devais attendre que le budget soit bouclé, cela retarderait l’opération.