Porté par un écosystème unique, le graphisme suisse influence depuis plus d’un siècle l’histoire mondiale de la discipline. Son rayonnement international, qui a connu son apogée à la fin des années 50, semble toujours vivace aujourd’hui grâce à une nouvelle génération de graphistes talentueux mais aussi au dynamisme des institutions qui prônent le « gute design ».
De la tradition de l’affiche à la naissance d’un véritable art
Soixante-cinq ans après sa création, la police de caractères Helvetica est toujours autant utilisée. La raison d’une telle longévité ? Sa neutralité… emblématique du style suisse. Depuis la fin du XIXe siècle, le pays s’est peu à peu imposé comme la patrie du design graphique, une discipline qui consiste à concevoir et à coordonner des outils de communication visuelle, qu’ils soient à visée commerciale ou culturelle : livres, affiches d’exposition, publicités en ligne ou paquets de pâtes… En réalité, plusieurs métiers cohabitent dans ce champ créatif : typographe, web designer, maquettiste, infographiste, designer graphique…
En Suisse, le design graphique voit le jour avec la tradition de l’affiche. À la fin du XIXe siècle, c’est de loin le média le plus répandu car il résulte du contexte helvétique : un tissu industriel très actif, un secteur touristique soutenu par des peintres affichistes comme Emil Cardinaux et un secteur de l’imprimerie vivace depuis le XVIe siècle, époque à laquelle le pays constituait un refuge pour les éditeurs face à la censure généralisée dans les régions limitrophes.
« Un vivier d’artistes, de commanditaires et de fabricants : tout concorde pour former un terreau favorable à une explosion du graphisme. C’est aussi à ce moment-là que le pays développe une vision ouverte de cet art porté par des peintres, des typographes, des graphistes… Cela n’a fait que se renforcer dans les années 30, avec l’arrivée des professeurs du Bauhaus qui s’exilent en Suisse et y importent une pédagogie et une culture plus modernes », explique Emmanuel Bérard, collectionneur et spécialiste du graphisme, auteur de Wim Crouwel. Architectures typographiques.
Et de faire remarquer une autre particularité : « La Suisse est également un pays où cohabitent trois langues officielles. Les institutions sont donc obligées d’organiser visuellement toute leur communication en jonglant avec ce paramètre. » Après la Seconde Guerre mondiale, l’aventure s’intensifie et c’est en Suisse que naît le concept de charte graphique. À savoir, un ensemble de règles unifiant tous les supports de communication visuelle d’une administration, d’un projet ou d’une entreprise. « Des étudiants étrangers commencent à affluer en Suisse tandis que des maîtres helvètes s’expatrient et exportent leur patte à travers le monde, comme Peter Knapp, Jean Widmer, créateur de l’identité du Centre Pompidou, ou Gérard Roger Ifert », raconte Emmanuel Bérard.
Une griffe internationale
Le style suisse va alors devenir ce que l’on baptisera « le style international », qui voit le jour à l’École polytechnique fédérale (ETH), à Zurich, et va se composer d’une typographie unique sans empattement et d’une grille définie qui rationalise la mise en page. Un mouvement orchestré par des professionnels comme Josef Müller-Brockmann ou Karl Gerstner. « Les Suisses ont toujours été très bons pour transmettre leurs idées en passant par le design graphique, car ils ont publié de la théorie et ont aussi édité des magazines qui s’exportaient dans le monde entier, notamment en Allemagne et aux États-Unis pour asseoir leur vision », avance Roland Früh, historien de l’art et professeur de théorie du design graphique à l’ÉCAL, à Lausanne.
Mais, dans les années 70, l’École de design de Bâle met un grand coup de pied dans la fourmilière en développant une liberté plastique, très lyrique, et en offrant un design plus passionnel. « Des étudiants américains viennent se frotter à cette liberté, comme April Greiman, qui repartira aux États-Unis créer l’identité des Jeux olympiques de Los Angeles, en 1984, imprégnant tout le graphisme californien. C’est aussi à Bâle que l’on utilisera les premiers ordinateurs Macintosh d’Europe, signe d’une ouverture d’esprit et d’un regard international », analyse Emmanuel Bérard.
Helvetica, une police de caractère
Il y a vingt ans, la révolution du numérique est venue bouleverser cette discipline, en Suisse comme partout dans le monde. « Il est intéressant de voir ce que le pays fait de cet héritage à l’aune de l’époque actuelle et de ses technologies, fait remarquer Roland Früh. La Suisse a perdu un peu de sa spécificité d’un point de vue formel, et donc, décrire le style helvétique est beaucoup plus difficile. Ce qui fait son caractère, c’est aujourd’hui moins un style que la vivacité persistante de l’écosystème. »
D’abord avec des prix prestigieux comme les Swiss Design Awards ou le prix des plus beaux livres suisses, remis chaque année à une vingtaine de lauréats. Mais aussi grâce au travail d’institutions culturelles qui sont nombreuses à faire appel à la créativité des graphistes. L’an dernier, le jeune graphiste genevois Tristan Bartolini, élève de la HEAD, à Genève, a remporté le prix art humanité 2020 de la Croix-Rouge, avec un alphabet visant à favoriser l’écriture inclusive, une « proposition, dit-il, pour participer au débat d’actualité ». Et il a été approché par plusieurs médias romands. Selon Roland Früh, « il est plus facile de financer un catalogue artistique en Suisse qu’ailleurs, car les institutions culturelles jouent le jeu ». Et beaucoup d’entre elles exposent cet art comme le Museum für Gestaltung Zürich, qui consacre tout un département aux affiches (la Poster collection) ou encore le Mudac, à Lausanne.
En France, cette vivacité est visible au Centre culturel suisse. L’institution dans son ensemble porte haut les couleurs du graphisme. Lorsque la nouvelle équipe de direction est arrivée il y a trois ans, elle a fait appel à Marietta Eugster pour redéfinir l’identité visuelle du lieu. Elle a imaginé un jeu de quatre flèches qui forment en négatif la croix du drapeau helvétique et qui, une fois déconstruites, servent de signalétique pour mener aux différents espaces du centre.
« Marietta a aussi créé la charte graphique et toutes nos affiches autour d’une trame qui évolue d’année en année. Mais, au-delà de ce travail, nous éditons régulièrement des livres réalisés par des graphistes. Nous offrons parfois des résidences à des gens qui sont dans la tradition de l’école internationale ou qui, au contraire, essaient de l’interroger comme Ann Kern (designer basée à Zurich, NDLR) et nous proposons des conférences avec des studios de graphisme qui viennent partager leur pratique », explique Claire Hoffmann, responsable de la programmation des arts visuels, du design et de l’architecture de l’institution. Des conférences qui sont ensuite mises en ligne sur le site du Centre culturel suisse. Un bon moyen pour se familiariser avec cette passionnante histoire… qui continue de s’écrire.