Comment avez-vous vécu le temps de la crise sanitaire ?
Jean-Marie Massaud : Pour moi, cette parenthèse était assez confortable. Mes collaborateurs vivent au vert et ne sont pas sous pression. La crise a généré drames et dommages… Mais elle pourrait induire des potentialités intéressantes. Par exemple, les entreprises avec lesquelles je travaille ont compris qu’il était inutile de se ruiner à produire des collections tous les ans pour en éliminer ensuite les trois quarts. Il vaut mieux faire de bons produits, pensés pour être appréciés longtemps.
Impossible de ne pas se sentir concerné par cette pandémie… En avez-vous retenu quelque chose de positif ?
La seule chose positive, c’est cette pause un peu introspective. Cela peut déterminer des options utiles. Ce que j’ai fait il y a dix ans déjà en arrêtant de courir. L’un de mes enfants venait de naître, l’autre avait déjà 4 ans. J’étais toujours soumis aux décalages horaires, mais exalté de proposer des visions qui me semblaient pertinentes. En même temps, quel mouvement vertueux pouvais-je prôner en réalisant, certes, de belles choses, qui nourrissaient aussi mon ego, mais me faisaient renoncer à un quotidien de qualité ?
Jean-Marie Massaud face à la crise sanitaire
Voulez-vous dire que votre situation n’intégrait pas, mais au contraire désintégrait votre vie ?
Exactement. Du coup, j’ai essayé de travailler en vacances. Être « en vacances » non pas à ne rien faire, mais être disponible à la réflexion, et ce au quotidien. C’est mieux que d’organiser une réunion dans une salle d’aéroport. Mais la décroissance effraie parce que, pour les grands acteurs de l’économie, « qui n’avance pas recule ».
Quel modèle économique alternatif est-il aujourd’hui possible ?
Je constate d’abord que si les industries du luxe ou de l’équipement ont très bien marché, elles restent axées sur des phénomènes de consommation-compensation. Quand les grands groupes consultent des designers, ils n’attendent souvent en retour que des propositions de tendances. Alors que l’on peut imaginer une voiture comme la Me.We (concept visionnaire d’une voiture « verte » et abordable, imaginé en 2013 avec Toyota, NDLR), grande comme une Fiat 500, légère, transportant cinq personnes avec bagages sur le toit et à l’arrière. Mais ce véhicule accessible – moins de 10 000 euros – n’intéresse pas. Pourquoi ? Parce qu’il n’entraîne pas beaucoup de financement et engendre moins de marges. Avec le peu d’entretien qu’elle nécessite, la Me.We fait presque figure d’outil pour casser le modèle économique classique !
Son avis sur le secteur du luxe
Ne craignez-vous pas de vous placer à l’écart en disant cela ?
Non, d’ailleurs, on ne me voit déjà plus beaucoup dans les vernissages ! Qu’est-ce que l’on pourrait bien s’y dire ? « J’adore ce que vous faites. » Cela reste superficiel. Devant un buffet, même les gens a priori les plus éduqués se marchent presque dessus pour un petit intérêt à gratter. Sans être ni cynique ni désabusé, il n’y a rien à y glaner à part un petit verre de blanc et des cacahouètes… Souvent avec peu de courtoisie.
Certes, les meilleurs projets ne se font pas dans la mondanité…
Ce n’est pas là que cela se passe, mais c’est révélateur des comportements. Si pour un verre, les gens élaborent déjà des stratégies, alors dès qu’il s’agit de leur argent ou de leur intérêt personnel, c’est pire. Regardez une réunion de syndicat de copropriétaires : on y voit le côté obscur du genre humain, drivé par son cerveau reptilien. Je pense finalement que les choses ne changeront que quand la crise sera insupportable. Cette crise sanitaire a alarmé, mais dès que chacun aura trouvé sa manière de fonctionner en composant avec, les gens repartiront peut-être sur d’anciens principes. Je ne suis pas très optimiste de ce point de vue là.
Faire mieux avec moins
Que faire pour améliorer le monde du design ?
Cadences et surtout contenu éditorial : c’est le moment pour les salons professionnels et les médias d’évoluer. Les gens aussi doivent s’interroger. C’est comme d’acheter une Tesla. C’est très bien d’acquérir une voiture électrique. Mais quelle est sa source d’électricité ? Comment celle-ci est-elle stockée ? Est-ce ce qu’il y a de plus vertueux? Certaines per- sonnes sont hélas! plus en quête d’un statut social que d’engagements environnementaux. Ils se disent : « Je suis intelligent, j’ai tout compris et j’ai les moyens. » Sans compter que, dans le monde, les priorités diffèrent. En Chine, j’ai rencontré des gens très contents d’être dans une hyper-croissance. Je ne leur jette pas la pierre. Nous-mêmes n’avons pas forcément été exemplaires en tout.
Paris, Milan… les nouveautés des prochains salons de design sont-elles vouées à devenir plus essentielles ?
Oui. Si on parle de mobilier, il s’agit de sortir les bonnes pièces. Faire mieux avec moins est l’essence même du design. On vit une période intéressante pour les designers, qui ne sont pas obligés de dire oui au marketing, en faisant les mêmes carcasses avec des finitions différentes. Là, il faut du prêt-à-porter. Vous qui êtes cultivé, vous pouvez identifier les produits qui ont fait le succès de Cassina ou de B&B Italia à sa grande époque. Alors que mélanger ces produits demande une certaine culture.
C’est pourquoi une Patricia Urquiola réintroduit aujourd’hui chez Cassina une notion de « lifestyle ». Parce qu’il ne s’agit pas de tomber dans la galerie d’icônes. Mixer demande du temps dans un monde où plus personne ne prend celui de la culture. C’est le moment pour Cassina de se rapprocher de ses origines, avec des produits en harmonie et pas en compétition.
L’esthétique influençant le design
Jusqu’où s’étend la sphère d’influence du designer ?
Jean-Marie Massaud : Ce que j’ai vite compris à mes débuts, c’est que pour être un designer influent avec un peu de levier, il fallait déjà être un spécialiste du beau. Ce qui voulait dire, à cette époque, être un styliste de chaises italiennes. Nous étions plutôt dans la réduction, la compression, la compétence et la légèreté. Mais avec une idée de confort et de grâce.
Confinement oblige, pour le particulier, être bien installé s’est révélé crucial. Plus personne ne trouve le design élitiste ou vain.
Dans un tel contexte, l’attention prêtée à son propre appartement induit de plus en plus d’exigence. Dès lors, on devient tous des designers. C’est dans la nature humaine que d’adapter son environnement à sa fragilité. Très tôt, l’homme a créé des outils, maîtrisé le feu et construit des abris.
La culture de la consommation
Selon certains, le langage se serait d’ailleurs développé dans des ateliers de fabrication d’outils…
Cela fait sens. En même temps, il y a eu des études sur les primates chez qui le langage sert à donner l’alerte lorsqu’un prédateur – un crocodile ou un rapace – approche. Le langage sert aussi à manipuler les autres lors de chasses. Pour évincer des compétiteurs, l’animal donne l’alerte sur son domaine de chasse. Sans être cynique, on rêve d’un monde vertueux, mais ça, on ne le changera pas.
Pourquoi a-t-on vu apparaître autant de nouveautés chaque année, depuis aussi longtemps ?
Parce que le marché avait encore soif. En Chine, la consommation est une bouffée d’oxygène et une promesse de bonheur. Aux États-Unis, avoir deux voitures a longtemps été courant. Beaucoup de sociétés en sont encore là. En dehors de paroles entendues sur Arte ou France Culture, tout nous pousse à faire l’autruche en pensant « carpe diem ». Même les médias sont devenus populistes par nécessité, pour divertir et défendre un modèle économique ciblé sur un auditoire passif. L’époque est encore au sensationnel et pas à la sensibilisation aux choses vertueuses.
Voyez-vous quand même des évolutions positives dans le design ?
De nouveaux standards sont en train de se développer massivement. Des compétiteurs essaient dès lors de se les approprier. Beaucoup de gens optent pour des solutions alternatives. Pour les entreprises avec qui je travaille, l’idée reste de faire mieux avec moins… mais c’est lent.