Pour rejoindre les bureaux de Patrick Jouin et Sanjit Manku, il faut se rendre dans le quartier très animé de la Bastille avant de s’en extraire par l’un de ces fameux passages emblématiques du tissu urbain parisien : celui de la Bonne-Graine. Un nom prédestiné lorsqu’il s’agit d’évoquer le processus créatif d’une agence qui s’est rapidement forgé une solide réputation.
Le tandem a investi plusieurs étages d’un immeuble qu’il considère comme bien plus qu’un simple lieu de travail. Pour Sanjit Manku, il s’agit d’« une machine, une factory de rêve ». Dans ce lieu, une quarantaine d’architectes, de designers et d’architectes d’intérieur œuvrent à développer les projets spectaculaires qui ont nourri l’identité du studio.
Un duo créatif qui ne jamais se répète
Cet antre créatif abrite un écosystème en mouvement où cohabitent deux entités autour d’une vision commune : Patrick Jouin se consacre à l’activité liée au design industriel, tandis que Sanjit Manku se concentre sur l’architecture intérieure.
Ces deux-là ne se sont pas rencontrés par hasard… Leur association date de 2006, après une collaboration de Manku avec Jouin : « Cela n’a pas changé notre façon de travailler. Nous avons progressé ensemble », confie celui-ci. Né à Nantes et passé par l’ENSCI – Les Ateliers, Patrick Jouin s’est pleinement illustré en concevant du mobilier pour les plus grands éditeurs.
Natif de Nairobi, au Kenya, Sanjit Manku est architecte, diplômé de la Carleton University à Ottawa, au Canada. De cette association multiculturelle et singulière naissent des projets ambitieux qui font rarement dans la demi-mesure. Non par vanité, mais nourris qu’ils sont par la volonté impérieuse de toujours repousser plus loin les limites.
Faire voler en éclats les clichés
On fait appel à ce duo pour des commandes d’excellence, pour sa capacité à expérimenter et à innover. Un programme signé Jouin Manku ne ressemblera à aucun autre et c’est précisément pour cette raison que les clients s’arrachent leur savoir-faire. Pour le restaurant et le bar du Plaza Athénée (Paris VIIIe ), ils ont fait voler en éclats tous les clichés du palace. Idem pour ceux de l’abbaye royale de Fontevraud (Maine-et-Loire), auxquels ils ont su insuffler une grande modernité dans le cadre d’un site classé. Pour Van Cleef & Arpels, les codes de la haute joaillerie ont pris avec eux une dimension inédite…
Ne jamais se répéter
Pour comprendre comment fonctionne ce tandem, la question du processus créatif est fondamentale. Un processus qu’ils assument être pleinement empirique au sein d’une agence qui « se remet constamment en question, bien que les fondamentaux et l’esprit restent les mêmes ». Et c’est peut-être là que se niche leur secret : ne jamais se répéter. Inutile de les définir par un quelconque style ou une esthétique identifiable : chacune de leurs réalisations est considérée comme un éternel recommencement.
Le seul lien est à chercher du côté de l’inexorable envie de découvrir de nouveaux horizons dans les possibilités techniques offertes par les matériaux et les technologies de fabrication. Au départ, ils laissent d’abord venir des intuitions et des visions qu’ils vont ensuite trier et confronter : « Les images mentales de l’autre, exprimées avec ses mots, nous parlent et en engendrent d’autres. Il y a toujours des “lost in translation”, mais c’est ce qui est intéressant », confie Patrick Jouin.
L’innovation plutôt que le style
Chacun a ses carnets. Les rouges pour ce dernier, les noirs pour Sanjit Manku. Les images de référence, qu’ils n’apprécient guère, sont délaissées au profit d’un univers qui leur est propre. Le plus compliqué demeure la nécessité d’expliciter ces fameuses images mentales : « Chaque projet est un rêve qu’il est difficile de décrire. Il existe toujours la possibilité de dessiner quelque chose que nous ne saurons pas réaliser. On accepte de ne pas tout maîtriser », note Patrick Jouin.
Rendre compte de ce processus constitue parfois une véritable gageure. Le commanditaire doit consentir à cette part d’incertitude pour collaborer avec eux. « On peut perdre les clients en route ! », sourit Sanjit Manku. La pédagogie et le dialogue restent leurs meilleures armes : « Le mécanisme créatif est une chimie assez complexe. Nous passons beaucoup de temps à expliquer comment nous allons essayer de développer une idée à notre équipe, ainsi qu’à nos clients. Chaque projet étant d’abord le résultat d’un processus qui comporte son lot d’inconnu, il est indispensable de bien détailler notre façon de travailler, sans quoi cela peut provoquer quiproquos et tensions. »
Confronter l’intuition aux contraintes
De la conception à la réalisation, la route est longue. Il faut notamment s’entourer des bons fabricants et autres artisans capables d’interpréter ces rêves et de leur donner forme. Il faut ensuite confronter l’intuition aux contraintes, liées à la fonctionnalité, au budget, et trouver une harmonie et un équilibre dans tout ça. Seul mot d’ordre : « Il faut que ce soit innovant et excitant, pour ne jamais s’ennuyer », résume Patrick Jouin. « C’est la promesse que l’on s’est faite depuis le début de notre association : chaque opération doit être une nouvelle aventure », complète Sanjit Manku.
Il y a bien sûr les mots, le dessin, les maquettes, mais dans ce dialogue, le prototype reste une étape fondamentale. « C’est ainsi que l’on trouve l’âme du projet », poursuit-il. Et il faut parfois multiplier les essais avant d’aboutir à la solution recherchée.
Parmi leurs derniers projets figurent Les Haras, à Strasbourg, un hôtel quatre-étoiles qu’ils avaient rénové en 2013 et auquel ils ont offert une extension. Celle-ci abrite 60 chambres supplémentaires et un spa, qui faisait défaut. « Le soin est une notion qui nous touche, raconte le duo, parce qu’elle est intrinsèquement liée à notre pratique de l’architecture et du design. Ici, plus encore qu’ailleurs, nous avons porté une attention vive aux sensations physiques et émotionnelles de ceux qui traversent l’espace. »
À Paris, le tandem Jouin-Manku écrit une nouvelle page de la fidèle collaboration qu’il entretient avec Van Cleef & Arpels depuis 2006. L’une des adresses mythiques du joaillier de la place Vendôme (Paris Ier) a ainsi été entièrement rénovée et augmentée d’un étage où l’esprit des appartements parisiens a servi d’inspiration.
Lieux d’excellence
À Marrakech, c’est à la renaissance d’un hôtel légendaire qu’ils se sont attelés : La Mamounia. Un projet qui tutoie toutes les échelles, du design à l’architecture. Ils se sont d’abord imprégnés de la personnalité des lieux, de leur caractère intemporel, pour en livrer leur propre interprétation.
S’ils évoluent essentiellement dans des programmes d’excellence, c’est parce qu’on y trouve des budgets suffisamment confortables pour mener à bien leurs ambitions et expérimenter. Bien que très différents, ces projets et leur mise en œuvre en général sont toujours à la frontière de la production industrielle et de l’artisanat d’art, avec une maîtrise technique qui croît au fil du temps. « Nous avons beaucoup appris, mais ce qui n’a jamais changé, c’est la confiance en notre intuition : c’est elle qui nous guide. Et une chose est sûre : nous allons plus loin à deux. »