Visage cerclé de lunettes, épis rejetés en arrière, silhouette réchauffée d’improbables pulls bariolés… Luke Edward Hall rappelle immanquablement un certain jeune magicien. Petit air de famille aussi avec les membres très smart et queer du Bloomsbury Group, coterie intello qui agrégeait philosophes, penseurs, artistes, écrivains et autres esprits libres ayant imprimé leur créativité féconde et leur irrévérence LGBT avant l’heure dans le Londres des années 30. Luke Edward Hall, retenez bien ce nom, nous le dit sans fard : « La période qui me fascine et durant laquelle j’aurais aimé vivre est celle de l’entre-deux-guerres – sans la guerre, bien sûr ! Cela me paraît une époque magique, bourrée de créativité. »
Passé par Central Saint Martins, à Londres, Luke Edward Hall y étudie la mode masculine avant de rejoindre le studio d’architecture britannique Ben Pentreath. Là, le surdoué donne libre cours à son sens de la narration théâtrale, en parfaite adéquation avec la vision de l’agence, certes plus épurée que la sienne, mais jamais avare de chintz fleuri pour ces demeures de folie de style Queen Anne qu’elle remet au goût du jour.
Luke Edward Hall ne s’interdit rien
À la suite de cette expérience, le créateur fonde son propre studio, à 26 ans seulement. Ne lâchant jamais ses crayons de couleur, sa palette d’aquarelliste, ni ses tubes de peinture à l’huile, le jeune Hall dessine et ne s’interdit rien. Son trait léger surligné d’un coup de khôl nous renvoie directement et de manière troublante à celui de Jean Cocteau. Avec, en plus, une attirance identique pour les corps et les profils antiques. « Depuis l’enfance, je me suis intéressé à l’Antiquité gréco-romaine, aux mythes et aux légendes de l’Odyssée, nous confie-t-il. Ils sont remplis de magie, de mystère, d’amour et de tragédies mortelles. Les héros sont aussi fantastiques que l’imagerie qui s’en dégage. Je sais que je trouverai toujours l’inspiration dans les mythes, ainsi que dans l’architecture et l’art de ces temps révolus. »
Jouons au colonel Moutarde !
Quand Luke partage ses adresses secrètes, son regard se tourne automatiquement vers la Charleston Farmhouse, située dans l’est du Sussex. Un lieu qui a abrité le groupe Bloomsbury, dont il est bien sûr fan tout comme des rééditions que l’on peut y acheter. Il évoque aussi la villa Santo Sospir, à Saint-Jean–Cap-Ferrat (Alpes-Maritimes), constellée des splendides fresques de Jean Cocteau. Toutefois, la nouvelle coqueluche de la scène décorative ne vit pas que dans le passé et s’intéresse évidemment de près à ses contemporains, notamment au travail de l’artiste et designer belge Jean-Philippe Demeyer, dont le sens du baroque, du grandiose et de l’effet détonant a tout pour le séduire.
À 31 ans, Luke Edward Hall se révèle ainsi plus qu’un architecte, designer et styliste. Il s’est construit comme un artiste complet, qui a jeté des ponts entre les disciplines, évitant le conformisme des courants et des écoles, jonglant avec ses propres sujets culturels dans un mix & match très personnel de motifs, de couleurs et de matières. Si le mariage du gris et du beige représente pour lui le summum du mauvais goût, il n’est pas – enfin, presque pas – opposé à un peu de blanc sur un mur, mais préfère multiplier le vert pomme, le rose, l’orange, le violet, qu’il pimente de mini-lampes de table, car la lumière, naturelle ou électrique, est pour lui primordiale.
Cool et drôle
En souplesse, insatiable, notre touche-à-tout batifole d’un projet à l’autre. Après Greco Disco, sa monographie parue chez teNeues, un second opus est annoncé, sans compter un contrat avec Diptyque, l’architecture intérieure d’une maison privée, une exposition solo en Grèce… Très sollicité, il a récemment créé la gamme de vaisselle « Il Viaggio di Nettuno » pour la manufacture italienne Ginori 1735, des coussins animaliers pour The Rug Company ou Habitat, et poivré d’une broderie égyptienne d’onéreux chaussons vénitiens Stubbs & Wootton. Il touche aussi à la céramique avec des pièces uniques exposées par l’éditeur suédois Svenskt Tenn, à Stockholm. Avec brio, il enchaîne avec une mini-ligne de vêtements masculins et féminins dessinée pour cet hiver à la demande de Gant.
Parce qu’il est cool et drôle, il se fait même top model pour la marque, portant sa propre collection avec son compagnon, le designer Duncan Campbell, tandis que leur délicat lévrier gris est lové sur les sofas qui peuplent leur douillette maison. « La collection pour Gant s’inspire d’un week-end dans la campagne des Cotswolds (dans le sud-est de l’Angleterre, NDLR), où j’habite. J’ai imaginé de volumineux manteaux en tweed, des pulls lourds pour les promenades d’hiver, des costumes inspirés des années 70 et des chemises de soie pour les dîners et les cocktails. J’ai puisé dans les archives de la marque, les séries classiques de la télévision anglaise, comme Miss Marple (d’après le personnage, NDLR) d’Agatha Christie. Je voulais que ce soit très anglais. »
Le calme de l’idyllique campagne anglaise
Et quoi de plus britannique que ce chemisier haut en couleur retenu par une lavallière digne d’une Nanny McPhee (en plus sexy quand même) ou ce costume en gros velours côtelé brique qu’il suffirait d’accessoiriser d’une pipe et d’une casquette pour transformer son possesseur en colonel Moutarde. C’est donc dans le calme de son idyllique campagne anglaise que Luke Edward Hall travaille tous ses projets de A à Z, en commençant par des recherches, lesquelles aboutissent inévitablement à des croquis. « Le développement est l’étape qui m’accapare le plus. Il me faut imaginer et commander des échantillons, faire fonctionner les produits entre eux, les observer un temps. Là est la clé pour obtenir le meilleur résultat possible. Mon moment préféré survient lorsque je reçois l’objet final et que je le photographie. Selon moi, cela lui donne un contexte et de la vie. »
Notre jeune créateur vient ainsi de livrer son tout premier projet hôtelier au groupe Touriste, cornaqué par Adrien Gloaguen et Antoine Raccat. Luke Edward Hall se révèle ici en sale gosse qui s’amuse beaucoup… et nous avec. À l’Hôtel Les Deux Gares, à Paris, pile entre la gare de l’Est et la gare du Nord, on entre en effet de plain-pied dans son fantasme cinématographique, avec une piqûre de rappel du côté d’un Grand Budapest Hotel – le film de Wes Anderson, dont il est fan – rhabillé par une Amélie Poulain et qui serait l’adresse favorite du personnage d’Emily in Paris.
Un Paris optimiste, onirique, nostalgique, ludique et stylé
« J’y ai combiné mon amour du mobilier français avec mon sens anglais de la couleur et du motif, en puisant mon inspiration chez la décoratrice française Madeleine Castaing et le décorateur anglais David Hicks. Le résultat est très éclectique. » Et comment ! On ne dort pas tous les jours dans une chambre d’hôtel où cohabitent sept couleurs – Adrien Gloaguen est même certain d’en avoir compté dix-huit à une étape du projet. Objets de style Empire et tapis géométriques, tissus imprimés léopard et banquettes cocotte en velours bleu à franges cerise, chaises Space Age sixties et consoles dorées… La scénographie surjoue de la toile de Jouy, des rayures et des couleurs pétantes chères à la cosy Albion, quitte à nous faire remonter le temps. Néanmoins, cette déco chargée en clins d’œil – qui frôle parfois la saturation, il faut l’avouer –, nous embarque dans un Paris optimiste, onirique, nostalgique, ludique et finalement stylé. Alors, prêts pour un petit tour au bar de cet hôtel dément, histoire de découvrir le génie anglais ? Oh, yes !