Dans la période que nous vivons actuellement, qu’est-ce qui peut changer ?
Constance Guisset : Beaucoup de choses sont en train de changer, de se déplacer… Le regard de chacun a bougé. Auparavant, il était beaucoup en mouvement. Il y a une sorte de recentrage sur soi et son univers immédiat avec, en même temps, une plus grande empathie pour les autres et le monde autour de soi. Dans le design, des choses vont évidemment changer. Qu’il s’agisse du rapport à son intérieur ou des interactions avec l’extérieur. Nous sommes tous en train de faire l’expérience du travail ensemble à distance. Chacun en perçoit les avantages et les inconvénients. L’usage fait qu’on en perçoit mieux les limites. Les gens se rencontraient physiquement, voyageaient. Aujourd’hui, par moments, ces réunions manquent mais on sent bien que par ailleurs, on aurait parfois pu en faire l’économie… De nouveaux curseurs, de nouveaux équilibres se mettent en place. De petites solutions inventives peuvent changer la donne. On passe notre vie à changer de logiciel en permanence en fonction des interlocuteurs. Mais on en aurait deux ou trois qui fonctionnent parfaitement, ce serait peut-être plus intéressant. C’est aussi une situation de souffrance dans laquelle nous sommes tous très inégaux. Il y a ceux qui travaillent et font la classe, ceux qui ne travaillent pas et ne font pas la classe…
Des personnes sont seules, malades, ou avec des proches malades qu’ils ne peuvent pas voir. Cette souffrance en nous n’est pas forcément exprimée. Nous avons des réactions de survie. On essaie de trouver des solutions ou on se projette dans des mondes différents, imaginaires. Nous ressortirons de tout cela changés et, en même temps, il ne faut pas non plus imaginer que tout va se transformer. Des décisions fermes peuvent et doivent prises, comme celles liées à l’écologie, mais il ne faut pas se laisser tenter de recommencer comme avant. Une sorte de tectonique des plaques va se mettre en place. Beaucoup de gens auront compris la leçon. Nous sommes faits de tentation et de raison pour plein de choses. Cette part de nous-mêmes aura peut-être envie de revenir à une certaine authenticité. Un mélange est en train de se faire. C’est un peu tôt pour dire ce qui se passera exactement. Nous sommes beaucoup sollicités pour savoir comment penser l’après. Comme si on pouvait être des visionnaires permanent de ce qui va suivre. Oui, l’après sera changé, mais il ne le sera peut-être pas tant que cela… Certaines choses se mettent en place en silence. Le designer a cette capacité d’empathie, d’imagination et de synthèse. Il peut imaginer des services, des objets, des lieux, voire repenser le langage. Peut-être que demain sera différent jusque dans la façon de se saluer. Le designer peut d’ailleurs travailler sur des gestes. Les gens de l’Oulipo proposent de ne plus prononcer les consonnes occlusives, comme le T pour éviter les postillons. On a l’impression que tout est possible : modifier la façon dont on parle, dont on se touche, dont on se salue, dont on s’apprécie, dont on s’aime… Dans l’immédiat, on pense masques et protections mais on est en train de découvrir plein de choses à repenser.
Production, distribution du design… Qu’est-ce qu’il serait bien de changer après cette crise ?
Il faudrait une forme de révision des géographies. La crise que nous vivons est aussi liée à la mondialisation, ne serait-ce que par les transports. Pour les designers, ces questions font déjà partie de leur façon de penser. Je pense toujours à la façon dont on va fabriquer les choses, si on peut le faire pas trop loin, voire plus localement. Il nous faut penser intelligemment, sans gâcher de la matière. Tout cela est déjà profondément ancré dans la création. Nous sommes maintenant face à l’obligation d’insister. Comme l’économie va avec la prise de conscience, cela va peut-être être audible pour les fabricants qui ne l’entendent pas toujours. Nous aurons tous un désir accru de choses produites localement et dotées d’une grande durabilité. Sans oublier les relations humaines qui, quand elles manquent, montrent combien elles sont essentielles dans nos vies. Même si la philosophie peut peut-être nous apprendre à mourir, on ne peut pas apprécier un ciel bleu si on n’a pas vu un ciel d’orage…
De ces expériences diverses, il va falloir sortir quelque chose, individuellement et collectivement…
Vous savez, le feu naît de la rencontre de choses comme un caillou frotté contre du bois. Ces changements se feront à court ou à long terme, entre ce qui se redéfinit et se construit en même temps. Comme les solidarités en cours, le fait de faire des courses pour des voisins, les chaînes d’amitié qui se créent quand on a des amis malades à aider, l’empathie, le regard qu’on porte aujourd’hui sur le monde médical… Tout cela va faire changer les choses. Nous réfléchirons avant de nous déplacer. C’est de l’ordre de la recherche d’équilibre sans que l’on sache précisément la profondeur de ces changements. C’est comme de réagir après un choc. Il y a la réaction immédiate et puis d’éventuelles répliques sismiques parfois fortes, plus tardives.
On attend du designer qu’il soit créatif, est-ce qu’il ne faut pas aussi qu’il soit gestionnaire aguerri ?
Ce qui est lourd pour un designer, c’est d’arriver à éditer les objets chez des éditeurs de qualité et cette carrière-là est longue. Indépendamment de ses qualités, un objet doit être vendu à un bon prix, adapté à sa distribution… Pour ces raisons, il importe d’avoir de bons partenaires. Et pour cela, il faut avoir beaucoup travaillé avant. C’est donc un travail de longue haleine qui repose sur des bases solides.
Quand bien même on délèguerait la gestion des affaires courantes, il vaut mieux être au courant…
J’ai fait ce métier d’administratrice quand j’étais chez les Bouroullec. Aujourd’hui, j’ai une administratrice, Lucie, qui me tient au courant de beaucoup de choses. Je délègue de façon à faire plus de création. Notre objectif commun, à Lucie et moi, c’est de me dégager le maximum de temps. Dans les podcasts du Collège de France sur la création, intitulés « Comment achever une œuvre ? », une analyse sociologique montrait comment le rapport de temps dédié à la création ou à l’administration change en fonction de l’âge du créateur. Une courbe qui s’inverse avec le temps. J’ai eu l’impression d’étudier une analyse sociologique de ma situation personnelle ! (Rires) Mais sincèrement, je ne connais pas d’activité artistique qui ne nécessite pas la création d’un contexte dans lequel cette création va pouvoir s’exprimer. Un musicien doit faire des milliers de gammes avant de composer. Un artisan met du temps à organiser son travail. Au sein de cette gestion, il y a aussi une dimension de communication. On demande aux créateurs d’exister et de se prononcer. C’est une autre forme de gestion, celle de soi. Je crois qu’il n’y a pas de métier où vous n’effectuez que votre travail cent pour cent du temps. Néanmoins, ces moments de gestion, qui vous prennent du temps, sont aussi des instants de relâchement du cerveau, qui inspirent et donnent accès à des solutions créatives.