Oscar Niemeyer et Lucien Clergue : L’école de la chair

Depuis leur rencontre à Brasilia en 1962, l’architecte brésilien Oscar Niemeyer (1907-2012) et le photographe français Lucien Clergue (1934-2014) ont cultivé cinquante ans d’amitié, de dialogue et d’admiration. Les paysages courbes de l’architecture de l’un faisaient écho aux photos de nus de l’autre… et réciproquement.

Le Palácio da Alvorada dans la nuit de Brasilia ? Un sculptural corps de femme, selon l’architecte Oscar Niemeyer. Quand Lucien Clergue l’accompagne en 1962 pour photographier la ville, le choc est total. Clergue, 28 ans, adoubé par Picasso et Cocteau, vient au Brésil pour faire un livre. La dictature militaire survient, Oscar Niemeyer s’exile, le projet capote, et les images réalisées par Lucien Clergue dans la capitale brésilienne ne paraîtront qu’en 2013. Le jeune photographe en revient transformé. À Brasilia, les courbes sensuelles de l’architecture de Niemeyer modifient, chez le photographe, son appréhension de la lumière. « Photographier, c’est, étymologiquement parlant, écrire avec la lumière », rappelait-il. Après cette expérience, ses nus féminins deviennent sculpturaux et jouent aussi bien dans la lumière que dans les eaux de la Camargue. Pour Clergue, le nu n’est pas tant destiné à exhiber le désir qu’à faire l’éloge apaisé de la beauté. La correspondance entre le corps féminin et le corps de bâtiment, il l’a néanmoins établie de bonne heure. Tout jeune, il mesurait les proportions des statues de nus des musées d’Arles en utilisant pour mètre étalon son mouchoir déplié.

Le corps féminin vénéré

Le Bâtiment du Congrès national, siège du Parlement, Brasília (1963), de Lucien Clergue.
Le Bâtiment du Congrès national, siège du Parlement, Brasília (1963), de Lucien Clergue. © ATELIER LUCIEN CLERGUE

Lucien et Oscar sont, chacun à leur façon, des conteurs. Les deux hommes affirment vénérer le corps féminin. Le second a été troublé par les photos du premier, au point de lui suggérer l’idée d’un musée de la Femme abritant ses photos en tirages géants… Clergue, quant à lui, parle joliment de « sensibilité au grain de la pierre, sensibilité au grain de la peau ». L’un de ses nus de 1971, montrant trois femmes allongées, orne le bureau de l’architecte, qui aime montrer cet autre regard sur ses créations. Le travail de l’un nourrit celui de l’autre. Ils mènent une conversation intermittente pendant plus de cinquante ans. À propos de cadrage, Niemeyer place-t-il les bâtiments dans le paysage ? Il répond que oui. Le photographe en doute mais, ce qu’il souligne, c’est l’intérêt d’Oscar pour Picasso, qui, en art, trouve intéressant ce qui devient autre. Clergue admire aussi la première maison de Niemeyer à Rio, une composition organique de nature et de béton, avec une piscine mi-dedans mi-dehors. Marcel Breuer, architecte incarnant le Bauhaus, en dira, au grand dam d’Oscar : « Dommage que ce ne soit pas reproductible ! » Alors que, pour Niemeyer – en appelant à Baudelaire –, tout l’intérêt d’un art, c’est d’être singulier. Le même Breuer offrira à Clergue son propre appareil photo après avoir reçu en cadeau l’une de ses images.

Tout l’univers est fait de courbes

Les Géantes, Camargue (1978), de Lucien Clergue.
Les Géantes, Camargue (1978), de Lucien Clergue. © ATELIER LUCIEN CLERGUE

Oscar Niemeyer et Lucien Clergue pouvaient-ils échapper aux courbes ? Le panorama de la baie de Rio n’est fait que de cela ! Niemeyer en jouit constamment grâce aux baies vitrées de son studio. Le matin, les montagnes ressemblent à des déesses couchées. Parfois, la brume les enveloppe comme un voile de tulle nimbant de mystère les contours d’une naïade allongée. Dessinateur monomaniaque, l’architecte voit des lignes graphiques partout. Pour lui, c’est même tout l’univers qui est fait de courbes ; et, d’ailleurs, ses corps de bâtiment ont souvent plus de rondeurs que d’angles droits. Les corps de femmes qu’il dessine sont souvent allongés, avec une architecture dans le lointain. Mais il ne faut pas croire qu’il ne voit dans l’architecture que les hanches en amphore d’un modèle. Pour lui, le point de départ, c’est l’idée. Niemeyer dessine. Puis il écrit le texte de présentation du projet. Si rien ne fait obstacle, le projet continue ; l’architecte et son équipe s’occupent de résoudre les problèmes, du contexte au budget. Selon Lucien, Brasilia a été dessinée sur des nappes de restaurant ! Pour Oscar, l’architecture doit être une surprise, pas un lotissement propret. Il préfère les cathédrales innovantes, comme celle de Brasilia, justement.

Oscar Niemeyer voyait des courbes partout et en premier lieu dans les corps féminins qui n’ont cessé de l’inspirer et qu’il « croquait » à l’envi (illustrations extraites de ses Mémoires, Les Courbes du temps).
Oscar Niemeyer voyait des courbes partout et en premier lieu dans les corps féminins qui n’ont cessé de l’inspirer et qu’il « croquait » à l’envi (illustrations extraites de ses Mémoires, Les Courbes du temps). © OSCAR NIEMEYER

Si c’est beau, Niemeyer se fiche de ce que la fonction soit évidente. Ce qu’il révère avant tout, c’est l’esthétique et le naturel, dessin d’enfant ou costume d’Ève. Chez lui, les rondeurs apparaissent dès 1940, dans les bâtiments qu’il construit à Pampulha (non loin de Belo Horizonte, la capitale de l’État brésilien du Minas Gerais). « Seule m’attire la courbe libre et sensuelle », déclare-t-il. Pas seulement celle qui rend hommage aux corps des femmes mais aussi celle qui fait chanter le béton. Comme si c’était la chair de l’architecture.

Le palais d’Alvorada, Brasilia (1963) de Lucien Clergue.
Le palais d’Alvorada, Brasilia (1963) de Lucien Clergue. © ATELIER LUCIEN CLERGUE