L’hiver dernier, de nombreux enfants jouaient sur la plage de Prora. À proximité, leurs parents s’abritaient de la brise dans les Strandkörbe, ces fauteuils inventés en 1882 par Wilhelm Bartelmann, le vannier de la cour impériale, pour le compte de la comtesse Elfriede von Maltzahn, lorsque le littoral de la Baltique et l’île de Rügen devinrent des lieux de villégiature de la noblesse allemande. Le prince Wilhelm Malte von Putbus y construisit d’ailleurs la première résidence royale à vocation uniquement balnéaire, toujours visible dans le village éponyme de Putbus. Cinquante ans plus tard, le IIIe Reich décide d’offrir le bon air du large à sa classe ouvrière méritante et lance la construction du « colosse de Prora » : une barre d’immeubles longue de 4,5 km, haute de cinq étages, capable d’accueillir plus de 20 000 vacanciers dans ses 10 000 chambres!
Le projet est confié à l’architecte Clemens Klotz. La première pierre est posée le 2 mai 1936 en compagnie des dignitaires du Reich alors qu’une escadrille de bombardiers de la Luftwaffe survole la plage. Le régime voit grand, car il lui faut séduire les ouvriers, justifier le mot « socialisme » du national-socialisme, alors qu’il est en train de mettre l’Allemagne au pas. Les syndicats et autres organisations ouvrières ont en effet été dissous en 1933. Tous leurs biens et avoirs ont été confisqués et transférés à l’organisme Deutsche Arbeitsfront (Front allemand du travail), inspiré du Dopolavoro (Œuvre nationale du temps libre) mis en place par Mussolini, en Italie.
Prora doit être exemplaire, car il est le prototype de quatre projets identiques prévus sur le même littoral afin de servir d’arme de propagande massive pour le programme « Kraft durch Freude » (la force par la joie) du parti nazi. Sa finalité : servir les desseins expansionnistes de Hitler. « C’est avec des gens en bonne santé que je pourrai faire de grandes choses », aimait-il à dire ! L’idée du régime est d’encadrer le temps libre des travailleurs afin de les faire adhérer au mythe de la société sans classe (la Volksgemeinschaft ou « communauté populaire »). Alors, outre le projet des cinq stations balnéaires géantes pour le peuple, le Front allemand du travail, dirigé par Robert Ley, lance la construction de « paquebots du peuple » et d’une « voiture du peuple » (la Volkswagen de l’ingénieur Ferdinand Porsche, en 1937).
Rien n’est trop beau pour le « colosse de Prora ». Sur le chantier, 9 000 ouvriers travaillent et presque toutes les entreprises allemandes de l’époque participent de près ou de loin à sa construction. Dans les usines et dans les villes, la propagande bat son plein à grand renfort d’affiches, de meetings et de publicités. Le Front du travail est riche et dépense sans compter pour vanter les mérites des vacances à la mer et de ce complexe unique au monde qui comprendra deux piscines d’eau de mer chauffée et à vagues, capables d’accueillir chacune 5 000 personnes, mais aussi dix restaurants, un cinéma, des salles de gymnastique, des solariums avec chauffage au sol, des quais de 500 mètres de long pour que les « paquebots du peuple » puissent accoster.
Une réception unique et monumentale, prévue au milieu du complexe, doit accueillir – et surtout impressionner – les heureux élus, qui peuvent prendre un petit train pour regagner leur chambre… laquelle pouvait se trouver à 1 km de là ! Sans oublier, bien sûr, un théâtre de 25 000 places assises, dans le plus pur style néoclassique, avec une hauteur sous plafond de 40 mètres, prolongé par une immense place bordée d’arcades et de statues ! Les 10 000 chambres sont toutes identiques : 15 m2, une fenêtre côté mer, deux lits en fer, un lavabo et une armoire. Elles devaient se répartir dans huit blocs de 500 mètres de long, entrecoupés tous les 100 mètres par une aile construite perpendiculairement à l’arrière des immeubles et dans laquelle se trouvaient la cage d’escalier avec ascenseur, les salles de bains et les toilettes communes.