Pouvez-vous resituer le contexte de votre apprentissage en architecture ? Vous avez tous les deux étudié aux États-Unis ?
Rossana Hu : Nous sommes tous les deux d’origine chinoise mais nés en dehors de la Chine populaire ; Lyndon aux Philippines, et moi à Taïwan. Nous sommes arrivés aux États-Unis avec nos familles lorsque nous étions adolescents – Lyndon à 15 ans, et moi à 12 ans. Nous nous sommes rencontrés à l’université de Berkeley et nous avons ensuite suivi un master en architecture, à Princeton pour Lyndon et à Harvard en ce qui me concerne.
Combien d’années êtes-vous restés aux États-Unis ?
Lyndon Neri : Environ quinze ans. Après nos études, à la fin des années 90, nous avons tous les deux travaillé au sein de l’agence d’architecture de Michael Graves, notamment sur plusieurs projets en Asie – au Japon, en Corée du Sud, en Chine… –, à la suite desquels nous avons décidé de créer notre studio à Shanghai, en 2004.
Pour quelle raison avez-vous quitté les États-Unis pour la Chine ?
L.N. : Mon père est originaire de Shanghai, donc j’y avais encore des attaches. Mais c’est surtout le fait d’être venus travailler dans cette ville pour le compte de Michael Graves sur le bâtiment du complexe commercial Three on the Bund qui a présidé à notre choix.
R.H. : À vrai dire, nous n’avions pas planifié de nous installer à Shanghai. Nous devions initialement retourner aux États-Unis une fois le projet livré. Mais la vie en décide parfois autrement. Pour Three on the Bund, nous étions partis avec nos trois jeunes enfants. Je me souviens un jour avoir entendu les deux aînés parler chinois. J’ai alors réalisé que nous nous trouvions dans un endroit confortable pour nous tous, qui permettait de renouer avec notre identité. C’est à ce moment-là que nous avons vraiment pris la décision de rester.
Vous avez grandi aux États-Unis, tout du moins vous y avez vécu votre adolescence, qui est un moment important. Avez-vous eu l’impression d’abandonner une partie de vous-mêmes en vous installant en Chine ?
L.N. : C’est intéressant de repenser à cela… Aussi loin que je me souvienne, mon père m’a toujours dit que j’étais chinois. Ma grand-mère me répétait : « Ici, ce n’est pas chez toi ; un jour, tu retourneras à la maison. » C’est une mentalité très particulière que celle de la diaspora chinoise. J’ai grandi dans cette atmosphère où tout était chinois, mais à l’étranger, j’étais donc bien préparé à ce changement.
R.H. : Dans mon cas, c’est un peu différent, car je suis taïwanaise. Et Taïwan, pour moi, c’était la Chine, même si la situation était tout autre à l’époque communiste. Un détail, par exemple, à propos de la géographie de notre pays : en arrivant aux États-Unis, j’ai découvert pour la première fois une carte de la Chine qui ne comportait pas la Mongolie. « Mais, il manque un morceau ! » me suis-je alors dit. J’ai aussi découvert là-bas des livres qui étaient interdits en Chine. Mais j’ai grandi dans un climat où l’on pensait qu’un jour tout le monde allait se retrouver. D’une certaine manière, j’ai subi une sorte de propagande.
L.N. : Pour être franc, ça a été beaucoup plus facile de nous installer en Chine que de vivre aux États-Unis. C’était vraiment pour nous deux comme de retourner à la maison.
C’était d’ailleurs peut-être le bon moment pour démarrer une entreprise en Chine…
L.N. : C’était un petit peu tôt. Je me souviens avoir parlé de notre souhait de partir à nos voisins de Princeton. Leur première réflexion a été : « Mais comment allez-vous élever trois enfants là-bas ? » « Les Chinois ont aussi des enfants ! » ai-je répondu. L’Occident n’avait pas encore conscience de la dynamique qui était en train de se mettre en place. Mais, encore une fois, plus qu’un projet professionnel, il s’agissait pour nous d’une démarche pour retrouver notre identité.
L’hôtel Waterhouse a été votre premier projet retentissant…
L.N. : Oui, en effet. Mais il faut se rendre compte que ce projet a vu le jour six ans après la création de notre agence. Auparavant, nous avions travaillé principalement sur la conception d’intérieurs, en raison de la notoriété que nous avions acquise avec Three on the Bund. Les entrepreneurs nous sollicitaient uniquement pour ce type de projets. Nous avons évidemment produit quelques belles réalisations, comme l’ensemble des espaces publics de l’hôtel Opposite House, à Pékin, que Kengo Kuma a conçu et pour lequel il nous a imposés au promoteur. Mais, surtout, le Waterhouse a été notre vrai premier projet d’architecture.
On peut imaginer que, à partir de là, les sollicitations ont été plus nombreuses…
L.N. : Eh bien non, ça a été un peu l’inverse ! Quand l’hôtel a été livré, il y a vraiment eu ceux qui adoraient, en majorité les médias, et ceux qui détestaient. Nous avons ensuite perdu plusieurs projets. La plupart des promoteurs avaient peur de se retrouver avec quelque chose de trop brut, de trop « rugueux ». Cette crise a duré pratiquement un an durant lequel nous avons dû accepter à nouveau des projets d’aménagement intérieur ou de moindre envergure.
R.H. : Mais parfois, aussi, cela peut déclencher des choses imprévisibles. Le chef cuisinier français Jean-Georges Vongerichten, pour qui nous avions réalisé le restaurant Jean-Georges Shanghai lorsque nous étions chez Michael Graves, est venu voir le Waterhouse. Il nous a déclaré qu’il comprenait notre démarche et nous a confié la réalisation du restaurant Mercato pour Three on the Bund, ce qui nous a remis sous le feu des projecteurs. À la suite de cela, nous avons été sollicités pour réaliser, notamment, Le Méridien Zhengzhou (dans le centre de la Chine, NDLR). Puis nous avons démarré des projets en dehors du pays. À commencer par une compétition très importante à Londres que nous avons remportée, celle du Bow Street Police Museum & Hotel, et une résidence privée à Singapour, la Cluny House. Ensuite, les chantiers se sont enchaînés : à Séoul, avec le Sulwhasoo Flagship Store ; à Cologne, pour l’agence de communication Meiré und Meiré… Il y a deux ans, le marché américain s’est ouvert à nous avec un projet d’hôtel dans le Minnesota.
L.N. : Néanmoins, nous ne nous emballons pas, car nos projets nécessitent beaucoup de soin et d’attention pour chaque détail, et donc de temps. Ce que nous expliquons toujours aux personnes qui font appel à nous. L’an passé, nous avons reçu 460 sollicitations mais nous n’en avons retenu qu’une quinzaine, c’est-à-dire moins de 5 %. En ce moment, nous travaillons sur une cinquantaine de projets de tailles très diverses et à des stades d’avancement différents.
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