Comment définiriez-vous le métier d’architecte d’intérieur ?
Antoine Simonin : Je dis souvent que je suis un portraitiste. Lorsque des particuliers me confient leur maison, qu’il s’agisse d’un moulin au Portugal, d’une villa au bord de la mer en Corse ou d’un lodge en Afrique du Sud – trois de mes réalisations en cours –, j’apprends d’abord à les connaître. Je m’immerge dans leur univers et j’observe leurs habitudes pour comprendre qui ils sont vraiment. Le projet devient ainsi une sorte de rencontre entre ce reflet d’eux-mêmes et mes propres références.
Pouvez-vous donner des exemples ?
Un de mes premiers projets, en 2006, était un penthouse à Miami. Je travaillais alors chez Andrée Putman. Quand les propriétaires sont arrivés pour prendre possession des lieux, je les ai sentis perdus. Ils ne savaient pas vraiment où se poser, où mettre leurs affaires. C’est là que j’ai réalisé qu’il fallait que je procède différemment. Pour prendre un exemple plus récent, des Américains m’ont confié en 2016 un appartement qu’ils venaient d’acheter à Paris. J’ai d’abord passé une semaine chez eux au Texas, à Houston. Ce séjour m’a permis de réaliser que leur vie se déroulait littéralement dans leur cuisine : ils y recevaient leurs amis, y organisaient des réunions, les enfants y faisaient leurs devoirs… J’ai donc choisi de bouleverser les proportions de l’appartement parisien pour doubler la surface de la cuisine. On mesure la vraie réussite d’un projet quand les clients se sentent chez eux dès le pas de la porte franchi.
Où avez-vous fait vos débuts ?
Après des études à l’École supérieure d’architecture d’intérieur de Lyon, j’ai collaboré avec un premier cabinet, puis j’ai postulé dans des agences parisiennes. Andrée Putman m’a répondu et j’ai passé trois ans dans son studio, entre 2006 et 2009. Ensuite, j’ai travaillé aux côtés de Jean-François Bodin, avec qui elle avait fondé Ecart International. Ce sont de belles années durant lesquelles j’ai alterné des projets de natures très différentes avec une grande liberté de création : l’hôtel La Plage Casadelmar, à Porto-Vecchio, l’exposition inaugurale du Louvre Abu Dhabi intitulée « Talking Art », une propriété dans le pays cannois…
Comment est née votre envie de devenir architecte d’intérieur ?
Depuis l’adolescence, je dessine sans cesse des maisons. Cette passion est née au fil de mes séjours en Bourgogne, dans la demeure de ma grand-mère. La texture de la terre cuite sous les pieds, le bourdonnement des abeilles, l’odeur des fleurs, son univers entier reste gravé dans ma mémoire. Mes souvenirs d’enfance, sûrement mêlés à des images fantasmées, m’inspirent beaucoup dans mon travail. Cette grand-mère, aujourd’hui disparue, m’a sensibilisé à l’architecture. Elle avait une collection de magazines Maison française des années 50-60, que je dévorais le soir dans mon lit. J’ai un souvenir obsessionnel du papier peint très anglais Arts & Crafts et des fauteuils Lady, dessinés par Marco Zanuso pour Arflex, qui trônaient dans le salon.
Arflex, la marque avec laquelle vous collaborez depuis un an ?
Pour l’hôtel La Plage Casadelmar, je souhaitais les mêmes fauteuils que ceux de ma grand-mère. C’est à cette occasion que j’ai rencontré l’équipe d’Arflex et que l’idée d’une collaboration est née. J’ai signé une première collection de mobilier pour eux en 2018, baptisée « Sigmund » (un clin d’œil à la dimension introspective de mon travail), avec une méridienne et un banc. Nous l’avons étoffée cette année d’une table basse, d’un écritoire et d’un bout de canapé, tous trois lancés lors du Salone del Mobile à Milan. Ces pièces ont en commun d’être dénuées de tout détail gratuit ou superflu. Avec cette entreprise familiale, la création se fait dans des conditions idéales : une bonne ambiance et un dialogue franc et constant, notamment avec la directrice artistique, Laura Colombo.
Comment évolue votre travail ?
J’ai créé mon agence, Studio Asaï, en 2014 pour commencer à écrire ma propre histoire. Plus les années passent, plus mon travail tend vers une radicalité sincère et moins d’effets décoratifs, comme ce chalet du Valais suisse terminé cette année, monochrome, et où nous nous sommes servis de planches récupérées des granges alentours pour faire le parquet. Je n’aime pas la surenchère de matières et d’effets. Je préfère cacher, fondre et parfois révéler la beauté d’un objet en l’exposant dans une pièce sombre pour n’en éclairer qu’une partie. En Occident, la tendance est d’inonder – au risque de noyer – les pièces de lumière. Je préfère un intérieur pensé comme un petit théâtre, où alternent les scènes ouvertes, tel le salon, peu propice à l’intimité, et les zones de repli, plus feutrées, telles les chambres. Les rideaux et les miroirs constituent deux éléments essentiels de cette scénographie. Dans un loft parisien qui bénéficiait de peu d’éclairage naturel, j’ai par exemple opté pour des murs bleu nuit qui font naturellement ressortir la couleur du bois du mobilier.
Avez-vous un mentor ?
L’architecte autrichien Adolf Loos (1870-1933), justement pour son art immodéré de la mise en scène et son refus de l’ornement. Je l’ai découvert pendant mes études à travers la présentation d’un projet de maison à Paris, dessiné pour Joséphine Baker, mais jamais réalisé. Il y avait prévu une piscine intérieure sertie de hublots permettant de la regarder nager…
Quel est le projet de vos rêves ?
J’adorerais faire un igloo. La banquise, animée par le ballet hypnotique des baleines, me fascine. Ou un ryokan, ces auberges traditionnelles japonaises. J’ai passé mon enfance en Franche-Comté à échafauder des cabanes en forêt. J’en ai conservé un goût intact pour la couleur verte et un attachement très fort à la nature. Ces racines ressurgissent instinctivement comme pour ce lodge privé que je conçois en Afrique du Sud, dans le parc Kruger, où j’utilise la terre du domaine autour pour réaliser des piliers. Seuls la diversité et les nouveaux challenges m’intéressent. Je déteste les recettes toutes faites et les systématismes. Je cherche avant tout à préserver ma capacité à rêver. « Un rêve sans étoiles est un rêve oublié », disait Paul Éluard, une vérité qui me touche profondément.