Qu’aviez-vous en tête à vos débuts ?
Paolo Lucidi : Au départ, en 2003, nous cherchions des éditeurs dans notre province d’Udine. Nous attendions des opportunités de projets nous correspondant. Nous n’avons pas brusquement débarqué dans le monde du design en faisant un boum chez Cappellini, contrairement à certains de nos camarades. Nous avons d’abord travaillé sur des expositions et fait du graphisme. Nous nous en sommes tenus aux sociétés avec qui nous nous entendions bien, c’est-à-dire celles qui avaient une vraie vision du design de mobilier. Des petites sociétés locales, nous sommes passés aux grandes, comme Kristalia. Comme nous, ils étaient jeunes et pas trop connus. Cela fonctionnait bien ; il n’était pas question de leur donner juste un dessin. Ensuite, nous avons rencontré Foscarini, encore plus grande mais ouverte aux jeunes designers.
Grandir par étapes, OK, mais comment percer sans éditeur ?
P.L. : Mais il y a de bons éditeurs par ici ! Et jusqu’en Vénétie, pas loin. Cela va de Kristalia à Magis, en passant par Lapalma ou Arper. Et il y a aussi beaucoup de fournisseurs. Ce qui favorise une double approche. Notre identité se concentrant sur les matériaux et la technologie, nous travaillons en contact direct avec ces fournisseurs. Une idée peut venir de quelque chose qu’ils ont jeté à la poubelle. De fait, nous travaillons ici, plus près des ateliers que des magazines. Nous sommes tous les deux nés dans la région et y vivons en famille. Notre premier objectif, c’était de vivre du design, avec de bons éditeurs. Nous rêvions aussi de travailler dans différents secteurs. Quand je vois nos collègues qui se spécialisent, dans la chaise en bois ou dans le luminaire, je me dis que c’est dangereux. Limité, un designer perd en originalité.
Luca Pevere : Se spécialiser, c’est perdre la possibilité de points de vue différents. Je crois que, parfois, même l’ignorance dans un domaine peut aider. Elle induit un dialogue plus riche avec les fournisseurs, par exemple. Comme quand il a fallu faire la lampe en béton pour Foscarini avec des spécialistes de ce matériau. Depuis, ceux-ci ne travaillent d’ailleurs plus qu’avec des designers. En 2009, en pleine crise du bâtiment, cela leur a été salutaire.
Adolescent, quelle image aviez-vous du design ?
P.L. : Il m’a tout d’abord été indifférent… À cette époque de ma vie, j’étais plus attiré par l’art. À 14 ans, j’ai commencé à étudier dans une école d’art qui enseignait l’histoire du design. Nous avions aussi des ateliers pour fabriquer du mobilier. Et, comme mon père avait un magasin de meubles, je fréquentais le Salon de Milan depuis l’âge de 12-13 ans. C’est en étudiant que j’ai compris l’importance des éditeurs italiens. Les grands noms étaient là, à Milan. C’était intéressant de comprendre les raisons de leur succès. C’est comme ça qu’est née ma passion pour le design. Et, depuis, je n’ai raté aucune édition du Salon du meuble !
La renommée des maîtres italiens pèse-t-elle encore beaucoup ?
P.L. : Quand on est jeune, on n’a peur de rien ! (Rires) À nos débuts, nous voulions apporter notre contribution personnelle en travaillant d’abord dans d’autres studios, Luca chez Marco Ferreri et moi chez Marc Sadler. Mais, aujourd’hui, les firmes italiennes qui travaillent avec de jeunes créateurs aiment beaucoup qu’ils viennent d’ailleurs. Quand vous êtes basé dans le Frioul, comme nous, c’est plus difficile. Nous nous sommes donc rapprochés des éditeurs italiens un peu à la façon d’un cheval de Troie. Mais c’était une stratégie inconsciente. Notre pays se repose surtout sur ses designers « historiques » au lieu de soutenir les jeunes, comme on le fait en France. Du coup, il ne faut compter que sur soi-même.
Vous voulez dire qu’au pays du design, on n’entend parler que de créateurs étrangers ?
P.L. : C’est la même chose que dans le football ! (Rires) Mais je suis en même temps fier du cosmopolitisme du design italien par rapport à des pays fermés aux créateurs étrangers. Dans le nord de l’Europe, sur un salon professionnel, il est courant de voir le même genre de mobilier partout. Cela manque un peu de fertilisation culturelle, et l’esthétique des produits va du coup un peu dans le même sens.
Sur quoi vos professeurs au Politecnico mettaient-ils l’accent ?
P.L. : D’un côté, c’étaient des ingénieurs qui insistaient sur les matériaux et les processus de développement des projets. De l’autre, il y avait une grande ouverture au design et à l’art. Cela faisait un bon mélange. Mais au cours de mon année Erasmus en Angleterre, j’ai vu des étudiants qui travaillaient beaucoup plus de leurs mains.
Vous collaborez avec de grands éditeurs italiens, mais plutôt dans la discrétion. C’est voulu ?
P.L. : Oui. Nous sommes un petit studio, sélectif quant aux projets. C’est nous qui en maîtrisons tous les aspects : les matériaux, la technique… et jusqu’au prix. Beaucoup de designers sont connus pour un registre de formes. Ce n’est pas ce que nous souhaitons car cela empêche parfois que certains éditeurs et certains designers se rencontrent. Nous sommes en fait des designers industriels et non des créateurs de mode. Nous devons pouvoir travailler pour tous les éditeurs que nous voulons, afin de créer des objets qui se différencient par leur poésie ou leur caractère.
Préfèreriez-vous lisser vos produits parler d’eux-mêmes ?
P.L. : (Rires.) C’est ce qu’ils devraient faire ! Quand vous commencez à expliquer un poème, vous l’interprétez. Nous n’aimons ni les interprétations ni les tendances. Nous préférons les matériaux. Quand nous avons commencé avec le béton, personne n’en voulait. Mais la lampe Aplomb a été acceptée par Foscarini. Ensuite, nous sommes passés à autre chose.
L.P. : Nous ne souhaitons pas devenir les designers du béton. Sinon, c’est l’ennui assuré. Nous sommes curieux de découvrir de nouveaux matériaux et de nouveaux procédés. Quand nous dessinons un produit, nous voulons qu’il dure. Nous faisons aussi attention à la façon dont ils est pris en photo, car cela peut induire un malentendu. Parfois, un éditeur dépense une fortune pour faire un moule et beaucoup moins pour les images. Alors que c’est ce qui met en valeur et vend le produit.
Sur Instagram, des #travelingdesigner partagent des photos des mêmes expositions au même moment, qu’en pensez-vous ?
P.L. : Notre approche du voyage est très pragmatique. (Rires) Nous nous déplaçons uniquement quand c’est nécessaire, pour vérifier un prototype, par exemple. Sinon, nous faisons tout d’ici pour deux raisons. D’abord la famille, qui est très importante à nos yeux : à nous deux, nous avons cinq enfants. Et puis parce que nous dirigeons le processus de développement nous-mêmes, sans déléguer. Si tout le monde parle de la même exposition au même moment, le risque est d’attribuer trop d’influence à l’événement. Si vous voulez être original, vous devez vous éloigner de ces flux d’infos qui s’inscrivent en vous et peuvent s’exprimer à votre insu dans ce que vous créez.
L.P. : Cela dit, vivre ici sans en sortir peut devenir un cauchemar. Un village est une communauté plutôt fermée. Comprendre ce qui se passe ailleurs fait partie de notre travail. Alors, ces trois dernières années, nous avons voyagé davantage.
Comment avez-vous rencontré l’éditeur français Ligne Roset ?
P.L. : Par l’entremise de Dominique Esposito (directrice de collection externe chez Ligne Roset, NDLR). C’était il y a six ou sept ans, au Salon de Milan. Ce n’était pas évident car, à l’époque, nous n’avions pas encore travaillé avec autant d’éditeurs qu’aujourd’hui.
L.P. : Nous avons commencé avec les tables basses Alburni. Et nous avons de nouveaux projets avec eux. Récemment, nous sommes allés à Lyon pour vérifier des prototypes. C’est une excellente maison.
Qu’avez-vous retenu de cette visite ?
P.L. : L’énorme usine de Ligne Roset se situe à côté d’un petit village tranquille. C’est très étrange pour nous. Mais nous avons beaucoup appris sur la façon dont ils travaillent. Et nous estimons cette entreprise pour son approche et la qualité de sa production.
L.P. : Ils sont très soucieux des détails. Quand nous sommes allés suivre la fabrication de nos fauteuils Backpack (édités en 2017, NDLR), j’ai apprécié le fait que nous puissions trouver ensemble des solutions au fil de discussions passionnantes, portant sur les aspects aussi bien culturels qu’esthétiques. Parmi les firmes étrangères, c’est une de celles qui partagent le mieux l’idée de qualité que nous nous faisons avec les grands éditeurs italiens.
Il est difficile de vous imaginer déléguer…
P.L. : Nous sommes presque toujours au studio, avec quelques collaborateurs et nous veillons à ne pas avoir trop de clients. Nous n’aimons pas franchement l’idée d’être par monts et par vaux.
L.P. : Nous n’avons pas le désir de voyager pour trouver de nouveaux éditeurs.
P.L. : Nous voulons faire du design ! (Rire général)
Mais voyager, communiquer, cela ne fait-il pas partie du métier de designer ?
P.L. : Cela ne saurait être un modèle pour tous. Le fait d’être isolé peut aussi s’avérer profitable pour créer. Pour nous confronter au public, nous allons au Salon du meuble. À l’heure de Skype et d’Internet, il est toujours possible de se relier les uns aux autres. En 2008, nous avons élaboré des projets avec Normann Copenhagen uniquement par e-mail et par la Poste, sans jamais nous déplacer. Idem avec Arper Japan.
On parle beaucoup de design depuis quelques années. Que pensez-vous de ce phénomène ?
P.L. : Jusqu’aux années 90, ce qu’était le design était clair : des entreprises fabriquant des objets dessinés par des créateurs. Aujourd’hui, il concerne des tas d’autres domaines, y compris l’art. Les magazines participent beaucoup à cette extension de la définition du design. C’est un problème pour certains, une aubaine pour d’autres.
Qu’est-ce que vous n’aimez pas voir dans les foires de design ?
P.L. : Tout ce qui n’a pas une bonne raison d’être là. Une lampe à un prix exorbitant, par exemple. Pour moi, le mauvais design réside partout où vous êtes obligé de poser des questions au designer pour pouvoir comprendre son objet. Alors qu’un produit doit être évident avant tout. On ne fait du bon travail que lorsqu’il est destiné, non pas aux magazines, mais aux éditeurs qui vont le vendre.
Au fond, votre discrétion paraît telle, que si vos produits se vendent, ce n’est pas sur la foi de votre nom…
P.L. : Mais oui. D’ailleurs, faites attention quand un designer vous dit que son projet est parti d’une couleur ou d’une forme. Cela veut dire que celui-ci n’a pas de fondement. Nous, nous cherchons toujours à délivrer un message clair et précis.