Lauréat du Pritzker prize 2023, David Chipperfield défend une architecture sobre et sans artifice qui ne cherche pas à se montrer. À mille lieues des réalisations tape-à-l’œil calibrées pour monopoliser l’attention des médias, l’architecte britannique construit des bâtiments justes, parés pour affronter le temps.
Nous avons rencontré David Chipperfield à Venise, en mai 2016, lors de la 15e Biennale d’architecture, qui ouvrait ses portes. Au sein de « Reporting From the Front », exposition principale de cette édition, il présente le projet qu’il a imaginé pour le musée de Naqa, au Soudan.
Dans le catalogue de la biennale, les pages qui lui sont consacrées débutent par ces mots : « L’une des nombreuses qualités du travail de David Chipperfield est qu’il semble ne pas ressentir le besoin de prouver quelque chose à qui que ce soit. »
Quatre ans plus tôt, l’architecte britannique était lui-même aux manettes de la manifestation dans la cité des Doges. Avec pour thème « Common Ground », il invitait alors ses confrères et consœurs à interroger le bien commun, le partage, le travailler ensemble : « Je voulais provoquer la profession en invitant les architectes à se concentrer sur ce qui nous rassemble plutôt que sur ce qui nous sépare. » Une critique en creux des ego surdimensionnés et de la starification qui ruinent l’image d’une profession.
La biennale de David Chipperfield lui ressemblait fort, lui dont l’architecture remarquablement maîtrisée n’a jamais cherché à se montrer. Cette année, il est aussi venu à Venise dans le cadre du programme philanthropique Mentor & Protégé de Rolex, sponsor officiel de la biennale.
Après Peter Zumthor en 2015, l’horloger suisse lui a demandé d’être son nouveau mentor en architecture, et le protégé qu’il a choisi se nomme Simon Kretz. L’intérêt très marqué pour la question urbaine de cet architecte suisse a convaincu le maître de faire un bout de chemin avec lui. Ne pas verser dans le théorique, être dans le concret, travailler sur un site tangible, c’est ainsi qu’il entrevoit cette expérience de mentorat : « C’est avant tout une histoire de générosité, fondamentale dans l’architecture mais qui fait souvent défaut dans notre profession. »
Un engagement contre le Brexit
David Chipperfield est né à Londres, où il a fondé son agence en 1985. Diplômé de la prestigieuse Architectural Association en 1977, il lui aura fallu être patient avant de bâtir en terre connue. Alors que le monde s’arrachait son savoir-faire, la Grande-Bretagne boudait désespérément l’enfant du pays.
En 2011, il livre simultanément les galeries Turner Contemporary à Margate, dans le Kent, et Hepworth Wakefield, dans le Yorkshire de l’Ouest, deux réalisations majeures qui mettent un terme à cette longue attente.
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Concernant sa ville natale, l’homme ne mâche pas ses mots. Il regrette que les fonds d’investissement et la finance dictent les règles du jeu en matière d’urbanisme et que l’architecture soit assujettie aux forces commerciales.
David Chipperfield déplore également que seuls les gens extrêmement riches puissent encore vivre dans le centre de la capitale britannique et se dit choqué par le peu d’états d’âme qui imprègne l’identité locale. « Dire que Londres est une ville excitante est un cliché. Elle a perdu son âme, sa diversité. Paris et Londres représentent deux extrêmes. Entre investissements et préservation, il faut trouver un équilibre. Il faut maintenir une certaine complexité, assène-t-il. Je ne suis pas convaincu que les tours sont une solution pour fabriquer les villes contemporaines. »
Il s’était d’ailleurs fermement engagé contre le Brexit : « S’il vous plaît, ne nous laissez pas imaginer que cela va créer une nouvelle ouverture sur le reste du monde – l’isolement est l’isolement. Nous ne pouvons pas continuer à conforter cette idée que l’Europe est uniquement une administration bureaucratique sans visage à Bruxelles, car elle est d’abord et avant tout un continent et un ensemble de pays liés par une histoire commune, engagés à partager une vision politique et culturelle. »
David Chipperfield partage aujourd’hui son activité entre Londres, Berlin, Milan et Shanghai, employant 280 personnes dans ses agences, dont 135 dans la capitale allemande, où il mène de nombreux projets.
Lauréat en 2013 du Praemium Imperiale, décerné par l’Association japonaise des beaux-arts, il figurait, jusqu’en 2023, parmi les dernières stars à ne pas avoir reçu le Pritzker Prize, devancé ces dernières années par de plus jeunes, comme Wang Shu (2012) et Alejandro Aravena (2016), ou, en 2015, par Frei Otto, récompensé à 90 ans, quelques jours avant sa mort.
Ses détracteurs diront de son architecture qu’elle est ennuyeuse, autoritaire et sans panache. Ses aficionados n’y voient que rigueur, perfection, maîtrise extrême, voire une austérité bienvenue à l’heure où la démesure et l’excentricité sont érigées en modèles.
La permanence est au cœur de ses préoccupations : il construit pour demain des bâtiments parés pour affronter le temps. Ses œuvres sobres et minimalistes privilégient ainsi les matériaux robustes, pérennes. La légèreté si prisée n’a pour lui rien à voir avec l’architecture.
Parmi ses réalisations les plus connues figure le bâtiment de l’America’s Cup à Valence (2006), un empilement de plateaux décalés desservis par une rampe. La trame est l’une des obsessions de l’architecte britannique.
À Barcelone, il a conçu en 2011 une nouvelle cité judiciaire. Pour répartir les milliers de mètres carrés à bâtir, il a imaginé une série de bâtiments aux façades sérielles dont seule la couleur varie. Et, quand il s’attelle à la réhabilitation, David Chipperfield le fait avec brio.
À Berlin, on lui doit le Neues Museum, pour lequel il a reçu le prix Mies van der Rohe en 2011. Une fusion parfaite entre l’histoire ancienne et contemporaine, « l’expérience d’une vie », répète-t-il souvent, tant il s’est pris de passion pour cet édifice malmené par les bombardements et dont il a su préserver l’essentiel.
Il a achevé en 2013 le musée Jumex à Mexico, où se mêlent béton et travertin. À Stockholm, il réalise non sans mal le Nobel Center pour abriter les activités de la fondation éponyme. Vivement critiquée, l’écriture contemporaine du bâtiment proposé par Chipperfield heurte ses contempteurs, parmi lesquels le roi de Suède lui-même !
Il a également été choisi pour concevoir la nouvelle aile du MET, à New York avant d’être remplacé, en 2022, par l’architecte mexicaine Frida Escobedo.
David Chipperfield figure également parmi les lauréats de « Réinventer Paris », l’appel à projets urbains innovants lancé par Anne Hidalgo fin 2014. Il a remporté le site le plus prestigieux, l’ancien centre administratif Morland, dans le IVe arrondissement, avec un projet baptisé « Morland, mixité capitale », nouvelle occasion pour lui d’établir une comparaison : « À Londres, on considère la protection comme étant l’ennemie de l’investissement. C’est très intéressant de voir comment Paris tente de faire se rejoindre investissement et qualité urbaine. L’énergie d’une ville dépend de ce juste équilibre à trouver. »
Plus de trois années auront été nécessaires pour transformer l’ancienne Préfecture de la Seine, bâtiment moderne achevé en 1966 par Albert Laprade, en ensemble séduisant. En résultent deux hôtels, trois restaurants (dont un en rooftop), un club de sport, une galerie d’art, un marché, une crèche… Un ambitieux projet immobilier déployé sur 44 000 m2 !
Lors de cette inauguration officielle en 2022, l’œuvre colossale du starchitecte David Chipperfield et de l’agence CALQ Architecture était dévoilée. Main dans la main, ils ont remodelé l’austère tour administrative pour lui adjoindre deux nouveaux jardins (aménagés par le paysagiste Michel Desvigne) et deux nouveaux bâtiments vitrés soutenus par une ronde d’arches. Celles-ci ont été imaginées afin de venir adoucir le caractère rectiligne du bâtiment historique, de même que son plan en H originel.
À 69 ans, fort d’une carrière exemplaire, l’architecte britannique construit partout, sans problème d’ego, et n’a jamais transigé sur ses fondamentaux. Pas étonnant donc qu’il soit enfin couronné du Pritzker prize 2023.
Dans un communiqué, il a déclaré le 7 mars : « Ce prix est pour moi un encouragement à poursuivre dans la voie que j’ai empruntée, celle de m’intéresser non seulement à la substance de l’architecture et à sa signification, mais également aux contributions que nous pouvons apporter en tant qu’architectes pour relever les défis de taille posés par le réchauffement climatique et les inégalités. Nous, les architectes, savons que nous pouvons jouer un rôle plus important dans la création d’un monde plus beau, mais aussi plus juste et plus durable. Nous devons relever ce défi et aider à inspirer la prochaine génération à accepter cette responsabilité avec courage et clairvoyance. »
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