Ce sont pas moins de dix-sept œuvres architecturales signées Le Corbusier – une dizaine en France, le reste étant disséminé dans sept pays – que l’Unesco a classé à l’été 2015 au patrimoine mondial. Dans ce dossier, inédit par son gigantisme, apparaît en bonne place la ville nouvelle indienne de Chandigarh entièrement conçue par l’architecte franco-suisse. Sous tutelle du gouvernement central de l’Inde, elle est aujourd’hui la capitale du Panjab et de l’Haryana qui se partagent son espace physique avec leur assemblée et leur administration judiciaire respectives.
Pour mieux comprendre cette cité bâtie par le maître, il faut remonter à l’année 1947, lorsque l’Inde acquiert son indépendance au prix de la partition du Pakistan qui emporte avec lui Lahore, capitale du Panjab. Premier ministre indien et fin politique, Nehru veut en profiter pour faire entrer son pays dans une nouvelle ère. Il formule le vœu d’une capitale moderne*. À sa demande, l’architecte polonais Maciej Nowicki et ses confrères américains Albert Mayer et Henley Wittlesey en tracent les premiers plans. Après le décès accidentel de Nowicki en 1950, Nehru se tourne vers Charles-Édouard Jeanneret-Gris dit « Le Corbusier ». Si l’Inde et le monde contemplent désormais d’un œil intéressé la cité bâtie à partir de 1951, il n’en a pas toujours été ainsi. Face aux cités royales millénaires et à l’héritage colonial britannique, Chandigarh incarne en effet une alternative radicale, quasiment un schisme architectural.
À 66 ans, idéologue et planificateur de ce rêve précurseur, Le Corbusier déléguera beaucoup l’édification de la ville depuis la France, où il réside. L’architecte en chef du chantier sera donc son cousin, Pierre Jeanneret. Installé sur place de 1951 à 1966, celui-ci fera appliquer les principes corbuséens et construira des centaines de bâtiments avec leur mobilier sur mesure, inventant une forme d’art total. Il sera épaulé dans cette tâche par les Britanniques Edwin-Maxwell Fry et Jane Drew ainsi que par des architectes indiens, dont Manmohan N. Sharma, qui, toute sa vie, va défendre la singularité de Chandigarh.
Issue du mouvement structuraliste des fifties, Chandigarh est une spéculation au long cours. Tout y est prévu, jusqu’à l’industrialisation à venir. Quant à son esthétique, elle réside autant dans la rigidité que dans la précision mathématique des bâtiments. « Les bâtisseurs ont utilisé des matériaux locaux comme les pierres grises de la rivière Ghaggar et les briques produites dans les villages proches. La cimenterie de Surajpur (un village voisin, NDLR) fournissait le béton moulé permettant ces formes répétitives, ces fenêtres identiques, ces motifs clonés du sol au plafond qui font la beauté symétrique de l’ensemble. Pour faire des économies, on ne plâtrait pas. Il fallait donc un béton parfait. Enfin, la ville a été construite à la main, sans machine », indique Sangeeta Bagga. Historienne de la ville, elle enseigne à l’école d’architecture réalisée à partir de 1959 par l’Indien Aditya Prakash – qui fait pendant à l’école d’art imaginée en parallèle de la première par Le Corbusier.