« Interviewer Piero Lissoni, c’est comme interviewer Alain Ducasse ! » C’est flatteur ou réducteur ?
Je n’ai jamais pensé être un classique. Tout ce que je fais dans ma vie professionnelle s’appuie plutôt sur des recherches, des prospectives réfléchies portant sur tout. Mais il ne s’agit pas d’une boulimie de recherche, superficielle de surcroît, alors ça, non !
Vous dites que vous dessinez « plat ». Êtes-vous vraiment si neutre ?
Disons que j’aime que les choses soient simples, que leurs complications disparaissent. La simplicité, c’est le terreau fertile de la complexité. Et si vous n’avez pas la moindre idée de ce qu’est la complexité, impossible d’être simple. Quand vous dégustez un plat d’Alain Ducasse, tout y est sophistiqué. Eh bien, ce résultat si savoureux procède de longues recherches ! C’est d’ailleurs pourquoi je ne comprends pas que la simplicité se soit autant rapprochée de la banalité et de cette espèce d’austérité obligée. Ce minimalisme est caricatural. D’un autre côté, je ne comprends pas non plus pourquoi, aujourd’hui, tout semble devoir briller de mille feux.
Loin du white cube dépouillé, le flagship-store de l’éditeur Lema, à Londres, est plutôt ponctué d’objets de collection…
Oui, parce que je suis persuadé que nous vivons dans un monde à plusieurs facettes, plein d’interférences. C’est un patchwork riche de plein de différents ingrédients. C’est pour ça que j’aime mélanger des objets. Qu’ils viennent d’Afrique, d’Asie, d’Amérique ou d’Europe.
Souvent, vous définissez l’espace autour de ces objets avec des cages métalliques, asymétriques, non vitrées…
En fait, il m’arrive aussi, parfois, de placer une œuvre d’art dans une ambiance très dépouillée. Cela peut être une expérience très intéressante. En même temps, j’aime trop la contamination des objets entre eux. Ici, à Milan, c’est une tradition d’induire des connexions entre les objets. Cela va à rebours des points de vue futuristes. Sans cette alchimie secrète, il est impossible de faire quelque chose de nouveau.
Ici, au showroom de De Padova, peu ouvert sur l’extérieur, l’aménagement était une gageure…
Dans un lieu comme celui-ci, nous nous devions d’être bons. Alors copier aurait été un peu court. Poser quelques sofas blancs de-ci de-là aurait été du même tonneau. L’ancien lieu de De Padova avait une configuration vraiment plus facile.
Quid du léger ennui que peut sécréter la fameuse élégance milanaise ?
C’en est la faille. Trop de beige tue. Il faut prendre plus de risques, surtout quand on investit un espace.
Étudiant au Politecnico de Milan, étiez-vous plutôt « concept » ou « expérimentation » ?
Les deux. Certains professeurs nous incitaient à expérimenter, d’autres à peaufiner nos concepts, pour nous faire mûrir. Mais concept et expérimentation étaient reliés à ce qu’ils nous enseignaient. Selon moi, on doit vraiment conceptualiser et expérimenter. Parce que la pure créativité tombe vite dans l’excès.
À vos débuts, en 1986, les grands maîtres du design italien vous faisaient-ils de l’ombre ?
Ils étaient comme nos grands-parents. Leur influence sur le design et l’architecture en Italie est considérable. Ils ne nous apprenaient rien de façon directe, mais ils ont énormément produit, et dans des registres très différents. C’est tout ça qui nous a inspirés. Heureusement qu’ils étaient brillants et ouverts d’esprit. Achille Castiglioni, par exemple, était très généreux, mais il n’a jamais enseigné. Vico Magistretti, idem, et c’était aussi une très forte personnalité. Marco Zanuso, Ettore Sottsass étaient fantastiques.
N’y avait-il que des avantages à suivre les grands designers italiens ?
Absolument, parce qu’en fait, ils nous transmettaient cette approche humaniste et intellectuelle du design. Pour découvrir, essayer et prendre des risques. Heureusement que nous étions comme leurs petits-enfants ; suffisamment éloignés pour ne pas avoir besoin de s’opposer pour s’affirmer.
Pourquoi l’architecture ?
D’aussi loin que je me souvienne, même petit garçon, je n’ai jamais pensé faire autre chose.
Designer, architecte, directeur artistique, voire stratège. À chaque fois, c’est construire ?
On peut voir ça comme ça. Je pense qu’un aspect de ma vie, d’un point de vue vocation, c’est d’être directeur artistique. Cela me fait évoluer non pas en première ligne, mais dans les coulisses d’une compagnie. Cela demande d’être très attentif. Il faut aussi mettre son ego de côté, tout de suite. Parce que le plus important, c’est la firme. Viennent ensuite les produits et l’équipe, dont je ne suis qu’un membre.
Le nom des directeurs artistiques incarne pourtant la stratégie des labels de design…
Certes, mais toutes les entreprises développent des personnalités différentes. Au nom de quoi les changerais-je ? Moi, j’aime l’idée de devoir m’adapter à chacune d’entre elles, projet par projet, produit par produit, mais en coulisses. Ce n’est ni mon travail ni ma vie d’être au premier plan. Si je dois montrer mon visage au public de temps en temps, c’est un dommage collatéral. Je n’essaie jamais de tirer à moi les couvertures des magazines. Pas plus que je ne provoque interviews et séances photo. Beaucoup de gens me le demandent, donc je le fais. Mais je n’incite personne. Je ne demande pas de me suivre. Je ne suis pas un gourou.
Vous n’avez jamais ressenti le frisson d’avoir une tribune médiatique ?
Rechercher des « J’aime-J’aime pas » sur les réseaux sociaux est une chose tellement stupide. Je n’éprouve pas non plus le besoin d’y parler de ce que j’aime ou pas. C’est trop.
Pourquoi négligez-vous les réseaux sociaux qui réunissent tant de gens ?
Parce que c’est bien pour des adolescents et que je préfère, de toutes les façons, me tenir à l’écart des groupes.
L’architecture de votre hôtel Conservatorium, à Amsterdam, ne rappelle-t-elle pas celle de votre Monaco & Grand Canal, à Venise ?
Oui, le lien entre les deux existe. Nous avons conçu le Conservatorium comme une capsule moderne intégrée dans un cadre ancien. Ce qui comporte un certain degré de difficulté parce que la cour est un espace complexe et que le bâtiment jouit d’une présence forte. C’était donc délicat d’y intervenir. Même dans la partie contemporaine, vous n’échappez pas au sentiment que provoquent les murs de brique, tous d’origine. C’est pour la fluidité de ces échanges que la capsule joue la transparence avec du verre, de l’eau, des plantes…