C’est l’un des paradoxes de l’ère numérique : Werner Aisslinger a beau exceller dans l’art du storytelling et enchaîner les projets les plus « instagrammables » (comme Kantini, la nouvelle halle au look de marché tropical accueillant treize stands thématiques de restauration dans le centre commercial Bikini Berlin), son nom est encore peu médiatisé. Serait-ce dû à sa modestie tout allemande ?
Toujours est-il que ce designer cool qui a signé l’aménagement d’hôtels caracolant dans le top 25 de TripAdvisor (comme les 25Hours Hotel Bikini Berlin et Zurich Langstrasse, ou le Hobo, à Stockholm) mérite bien ce portrait qu’IDEAT lui consacre. Né en 1964, il a commencé par endosser la casquette de décorateur de théâtre, d’où cette aisance à mettre l’objet et l’espace en scène. Il s’est ensuite formé au design industriel à Berlin tout en collaborant en free-lance avec Ron Arad, Jasper Morrison ou Michele De Lucchi.
En 1993, il ouvre son studio dans la capitale allemande, une adresse dédoublée en 2008 à Singapour. Sa Juli Chair (Cappellini) fait partie de la collection permanente du MoMA, à New York, depuis 1998, et a été déclinée en une étonnante série limitée de cuir et rebrodée (plus de 100 000 points par siège) en 2016 : c’est la Juli Jubilee, toujours chez Cappellini.
Loft-Cube, son module d’habitation préfabriqué que l’on peut installer d’un coup de grue en pleine nature ou sur le toit d’un immeuble, a, lui, squatté en pop-up les plus beaux sites des capitales européennes, toit du palais de Tokyo à Paris inclus. Comme le suggère le nom de sa première création, le système d’étagères Endless Shelf (Porro), Werner Aisslinger adore étirer les limites des matériaux, des produits, mais aussi des usages. Sa chaise longue Soft (Zanotta), en gel souple jusqu’alors seulement utilisé dans l’univers médical, n’aurait pas dépareillé dans le décor de 2001, l’Odyssée de l’espace, de Stanley Kubrick. Quant à Hemp, son siège en fibre de chanvre développé en partenariat avec BASF, il a séduit Moroso qui l’a aussitôt édité.
Une évidence : ce sont dorénavant les nouveaux scénarios de vie (familles recomposées, porosité entre les sphères professionnelle et privée, nomadisme urbain) qui inspirent ses réalisations. D’où ces meubles qu’il cherche à rendre plus modulables en revendiquant un goût « du collage plus que du style » : son canapé Bikini Island (Moroso) aux configurations et hauteurs multiples est abordé comme un « nouveau paysage domestique, une réponse aux nouveaux modes de sociabilisation familiale », confie-t-il.
Mais son terrain d’expérimentation privilégié est aujourd’hui sans conteste ce que les Anglo-Saxons nomment « hospitality » (l’hôtellerie-restauration). Il a signé en 2009 le design de l’hôtel Michel-berger, sorte de cousin berlinois de l’Ace Hotel, mais c’est le 25Hours Hotel Bikini Berlin qui l’a consacré.
L’an dernier, il a imprimé sa marque sur le Hobo, à Stockholm, un établissement conçu sur mesure pour les millennials, avec son basilic cultivé en aquaponie (écosystème qui utilise l’eau d’un aquarium pour hydrater les plantes avant qu’elle revienne, filtrée naturellement par la terre, dans l’aquarium) dans le lobby et ses panneaux de rangement en contreplaqué perforé dans les chambres. Une réussite.
Dans chacun de ces projets s’épanouissent des créations spécifiques : le canapé Bench (Rolf Benz) au 25Hours Hotel Zurich Langstrasse, la Hobo Lamp Family dans l’hôtel du même nom. Produite spécialement par Wästberg, elle se retrouve néanmoins chez Kantini, à Berlin. Jolie circulation d’idées, comme de références. À l’heure de l’incontournable montée en puissance du cybercommerce et de son contrepoint, l’irrésistible quête « d’expériences », bars, restaurants et hôtels sont en passe de devenir les ultimes showrooms où se dévoilent et se testent les nouveautés du design. Un virage stratégique que Werner Aisslinger, qui avait conçu en 2013 l’exposition « Home of the Future » pour le musée Haus am Waldsee, à Berlin, avait déjà anticipé avec justesse.
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