C’est le dernier jour. Depuis cinq semaines, Mathilde Bretillot, accompagnée de Camillo Bernal, Anne Xiradakis et Alicjia Patanowska ont pris racine dans deux ateliers de céramique de Siem Reap. On les a vus parcourir les temples d’Angkor, naviguer dans les villages flottants, visiter les musées, déguster les mets locaux, à la table d’un restaurant gastronomique ou sous une paillote, au hasard d’un village. En tous sens, ils ont sillonné à tuk-tuk les chemins de boue remplis d’ornières. Leur regard s’est posé sur les splendeurs et la misère, sur l’histoire et la vie quotidienne, ils ont goûté aux herbes et aux fruits, aux massages aussi. Avec ces parfums, ces sensations et ces visions, ils ont modelé la glaise de Kampong Chhnang, à quatre mains avec les artisans locaux. Sans partager la même langue mais avec leur art en commun. C’était le sens de la mission d’International Design Expéditions que leur a confié Mathilde. Un esprit qui s’exprime autant dans la performance que dans les objets qui resteront.
Episode 5 : Adieu Siem Reap
Ce matin, il faut repartir. « On a vu toutes les pièces sortir du four, à la dernière minute, raconte Mathilde. C’était très émouvant de les voir toutes ensemble enfin exister, avec la personnalité de chaque designer qui apparaissait très clairement. Une collection vibrante et parlante. » Ces derniers jours, chacun créait dans l’urgence. L’expédition tient dans une unité de temps, de lieu, d’action. Après c’est fini, les ingrédients ne sont plus réunis, la vibration est partie.
Retenir le temps. Explorer davantage avant de partir. Encore Angkor. Les temples ont toujours été là, à quelques centaines de mètres, pendant tous ces jours laborieux. Faire feu de tout bois. « On a découvert un jour un petit atelier de carreaux ciments, et on l’a attrapé au vol en demandant à en faire, dit Mathilde. Ils nous ont fabriqué nos moules en fer et voilà, on a une petite collection de cinq modèles dessinés par Anne, Camillo, Alicja, Marc Bretillot et moi. C’est vraiment une expérience typique de ce qui peut arriver avec IDE.» « On a fait ça en un temps éclair, c’était tellement enthousiasmant. Il n’y a pas de temps pour le doute, l’objet sort. » s’émerveille Anne. Jusqu’au dernier jour, les objets sont au four. « On attend le résultat. On se demande quel nom ils pourraient avoir, aux phrases qui vont les expliquer, comment on va les photographier. On est toujours totalement dans l’histoire », observe Mathilde. Au tout dernier moment, la collection est emballée dans des cartons trouvés dans la rue.
Dernier soir, dernière fête, avec tous les employés de l’atelier Morodock et leurs familles. Alicja raconte : « Nous ne sommes plus des anonymes pour eux, nous sommes reliés même si nous parlons un anglais très basique. C’était important de leur montrer notre respect. J’avais le sentiment que nous étions importants pour eux, je voulais aussi leur exprimer ma reconnaissance. » Il y a Sopheak, le chauffeur de rickshaw qui les a conduits partout et restait à disposition toute la journée. Mathilde se souvient : « Il fait partie de la famille des céramistes. Il nous connait par cœur. Les voyages en tuk-tuk, c’était magique, c’est comme marcher, en plus vite. C’est ouvert, on voit tous les paysages. » L’atelier est le point central où tout l’entourage converge. Les designers partagent leur vie depuis des jours et des jours. « Les enfants de moins de 7 ans ne vont pas à l’école. Certains étaient à l’atelier toute la journée. Avec eux, pas besoin de langage : on rigolait, on partageait de petites choses à manger. Je leur chantais de petites chansons françaises, de façon très simple. » témoigne Anne.
Alors il y eut quelques larmes. Sentiments mêlés. Nostalgie, appréhension : que vont devenir leurs objets ? La quinzaine d’œuvres créées par chaque designer seront d’abord dévoilées à l’Ambassade de France, lors d’un dîner de gala. Puis elles vont vivre leur vie, dans différentes directions. L’hôtel Raffles, de Phnom Penh, les expose en décembre, avant d’autres shows à Paris ou, pourquoi pas, Milan. Les ateliers partenaires de l’expédition vont reproduire certaines pièces qui seront vendues sur place, à Siem Reap, ou ailleurs.
Promouvoir les talents et savoir-faire khmers
International Design Expéditions travaille avec des partenaires locaux. Il y a d’abord Pierre Balsan, le cousin de Mathilde Bretillot. Responsable du développement commercial de IDE, il habite depuis deux ans au Cambodge, après trente ans en Asie à représenter les poids lourds du luxe français. C’est lui qui a soufflé à Mathilde la destination, après l’Italie et la Pologne. « Le Cambodge se développe rapidement, avec les mêmes mécaniques qu’en Thaiïande, dit-il. Il y a beaucoup d’investissements étrangers. On assiste à la naissance d’une classe moyenne, avec des goûts différents. Ce pays a été malmené. La prise de conscience passe par l’art et le design. L’offre doit changer en conséquence.» Seyhak Son, le patron de l’atelier de céramique Morodock l’a bien compris. De nouvelles catégories de consommateurs émergent. « Il y a le syndrome « artisan d’Angkor » qui produit toujours le même modèle avec zéro créativité, poursuit Pierre Balsan. Or, même les touristes cherchent autre chose. »
Pierre Balsan a trouvé au Cambodge le partenaire idéal auprès de Beyond Retail Business, une société montée il y a deux ans par des Français et un Cambodgien. Elle s’est donnée pour mission de soutenir et promouvoir les talents et savoir-faire khmers, principalement les artistes et les artisans. Anne-Laure Bartenay, l’une des co-fondatrices, a organisé l’expédition IDE, trouvant les partenaires, les sponsors, organisant les visites, se chargeant d’immerger littéralement les designers dans la culture locale. « Les artisans locaux font face à trois enjeux majeurs, analyse-t-elle. D’abord, la créativité et le design. Il n’y a pas d’école de formation au Cambodge : la plupart des artisans locaux produisent des pièces ayant un design très traditionnel et plutôt religieux. Les produits sont très orientés pour un marché touristique. Il y a aussi la constance dans la qualité. Nous souhaitons augmenter les compétences techniques des artisans et instaurer un contrôle avec des standards internationaux. Enfin la commercialisation. Les artisans sont des « techniciens de talents » mais ne sont pas des business man. C’est là tout l’intérêt de mon entreprise qui propose des « services à la carte », de l’enregistrement de leur société à la distribution de leurs produits dans nos réseaux. »
A Phnom Penh c’est la réception à l’Ambassade de France, avec les officiels et les partenaires. Les membres de Beyond Retail Business, l’antenne locale de Pernod Ricard, pour qui les designers ont créé des objets de dégustation pour le Whisky Royal Salute. L’Institut Français, pour la partie culturelle. Les écoles visitées.
Un dîner est servi, réalisé par six chefs, dont Capucine Thuilliez, la jeune cheffe de l’Ambassade. Marc Bretillot sert des foodtails, ses cocktails à boire et à manger dans les 50 gobelets sur mesure façonnés par Alicja. Banane panée aux flocons de riz sur jus de coriandre, purée de banane flambée et larme de whisky. Le fruit pané est glissé dans une encoche au-dessus du gobelet en céramique.
La collection des objets International Design Expeditions au Cambodge est officiellement dévoilée. Mathilde et toute l’équipe les ont disposés sur trois tables. Pas le temps pour une mise en scène sophistiquée. D’autant plus que le mâle dominant d’une tribu de singes ayant élu domicile dans le jardin de l’Ambassade risque de débarquer sur la terrasse dès qu’on a le dos tourné. « On a eu tellement peu de temps entre le moment où on a découvert les pièces et ou on les a montrées, que c’est assez étrange. La présentation a été très belle, très directe, chaque designer expliquant l’histoire de chaque pièce, ce qui les avait motivés, inspirés. Tout le monde les touchait et c’était impossible de faire autrement. Comme dit Alicja, la céramique est faite pour être touché. Il y a une sensualité induite dans ces formes, ces couleurs, parfois rugueuses, parfois très lisses, les gens du Cambodge étaient assez ébahis de voir ce résultat en un mois. Et nous aussi. » conclut Mathilde.
Dans le dernier épisode, les designers dévoilent leurs créations.