Du ciment, de la terre battue, la chaleur, la moiteur des fours. « Les ateliers de céramique sont des lieux chaotiques, confie Mathilde Bretillot. Celui où nous passons le plus clair de notre temps est un dedans-dehors où des enfants courent au milieu, des femmes passent, du poisson sèche sur le bord du toit… » La directrice d’International Design Expeditions entame sa troisième semaine d’immersion au Cambodge, avec Camillo Bernal, Anne Xiradakis et Alicja Patanowska, les trois designers qu’elle a embarqués dans son équipée créative. Après s’être abondamment imprégnés de la culture locale, ils sont à poste dans l’atelier de céramique Morodok (héritage, en cambodgien), à Siem Reap.
Troisième épisode : Dans le feu de l’atelier de céramique
Son Sehac, le patron, avec ses frères, représente la troisième génération d’une famille originaire de Kampung Chhnang, le berceau de la céramique khmer située plus au sud. On raconte que Yay Moun, la grand-mère, enfournait encore à 85 ans passés. « Les artisans travaillent sur un coin de table, les tours ne sont pas électriques et s’activent au pied, décrit Mathilde. On se met près d’un potier, bien concentré, on voit cette argile se transformer dans l’espoir d’un objet qu’on a imaginé. On oublie tout. »
Céramiste elle-même, designer, Mathilde Bretillot met aussi la main à la pâte, comme elle l’a déjà fait durant les précédentes expéditions qu’elle a dirigées dans les Pouilles, en Italie, ou en Pologne. Le résultat est chaque fois différent, puisqu’il s’agit de l’hybridation d’une culture locale et d’une inspiration personnelle. Les trois designers invités ont une liberté totale. Anne la Française, Alicja la Polonaise et Camillo le Colombien peuvent créer des œuvres d’art ou des pièces plus quotidiennes. L’essentiel tient dans l’échange, l’enrichissement est mutuel.
« Le temps s’accélère, dit Mathilde Bretillot. C’est une expérience très riche, les designers affinent leurs pistes de travail. Il s’agit d’eau, de partage, d’offrande, de narration et d’usage, du vivant, dans un monde où la place des animaux est primordiale. C’est fou comme une boule d’argile provenant de Kampung Chhnang peut prendre des formes expressives si variées. » Anne Xiradakis se réjouit, presque avec gourmandise : « Ça y est, c’est fluide, les dessins arrivent de façon plus rapide. J’arrive à une dizaine de projets. Un plateau, un pichet, une boîte plat/contenant/pour cuire le riz dans le four, une cocotte, un bol pour la table… » Ses formes simples sont relevées de détails d’architecture sacrée. Alicja Patanowska s’est inspirée des chapelets de courbes sur les piliers du temple d’Angkor pour un set de 7 bols à épices empilables. Camillo invente des objets chimères où les serpents deviennent des anses, où l’on devine des oreilles ou des pieds d’animaux.
Il faut apprivoiser l’instrument de travail de l’atelier de céramique ainsi qu’un mode de création direct et collectif. Alicja ne façonne que de petites pièces au tour à pédale, difficile à manier. Camillo fait des maquettes en pâte à modeler. Puis il se met au travail avec Sros, son binôme cambodgien. Une alchimie silencieuse s’opère entre artisans et designers. « Nos maîtres potiers ne parlent pas anglais, explique Alicja, nous devons communiquer sans parler. Nous leur montrons des dessins, on s’exprime avec le corps, cela ressemble à des danses merveilleuses. J’ai réalisé que l’on peut communiquer de bien des façons. Je suis très heureuse d’avoir réussi à leur transmettre certains conseils. »
Chacun prend son tour d’atelier, attendant la disponibilité de l’équipe, prise par la fabrication de céramiques traditionnelles vendues comme souvenirs. À cela s’ajoutent des événements exceptionnels. « Il y a eu un deuil, raconte Camillo. Toute la famille s’est absentée pendant sept jours. J’ai eu très peur. Finalement, Sros est revenu plus tôt. J’ai passé 72 heures avec lui à créer, juste avec le regard et le langage des mains. Je ressentais sa tristesse. On a construit une relation très étroite, il a une vision artistique très forte. »
Sehac, le patron, et Sros, sont deux artisans presque entièrement dédiés à l’expédition. Sehac est taiseux. Il parle peu et très bas. « Le vrai contact s’est noué par le dessin, décrit Anne. Pour ma part, une esquisse à main levée, quelques mentions, ensuite c’est lui qui interprète. C’est là où le projet est intéressant, dans la cocréation. Le designer donne l’impulsion, l’artisan est dans le détail, l’expression de la forme en rapport avec son usage. » Sros est discret, très gai, souriant. C’est un sculpteur hors-pair. Et un ambianceur fantasque. « Il passe son temps à écouter des histoires de fantômes dites à haute voix sur son téléphone. Ou alors il regarde des séries sur des personnes qui survivent avec presque rien dans la nature. Ça donne une ambiance assez particulière. En même temps, les commentaires en Khmer sont récités sur un ton assez monocorde, c’est apaisant. »
Les jours s’égrainent, entre patience et concentration. Modeler, tourner, sécher à l’air libre. D’abord les grosses pièces, puis les petites. Chacun sort 15 à 30 propositions. La préparation de la terre, l’émaillage, la préparation des fours se fait en commun avec la totalité des employés. Chaque cuisson est une fête. « La glaise est cuite au bois, de façon très traditionnelle, s’émerveille Alicja. Ils emballent et empilent tout dans le four d’une façon très bizarre, c’est superposé. » « Oui, ce bric à brac, ça fait un peu peur », confirme Mathilde. « Grande émotion, continue Anne. On ne sait pas comment nos pièces vont sortir. C’est excitant et stressant. On ne peut pas se rater. »
La première cuisson a fini dans l’exaltation. Camillo a couru chercher des pizzas, les filles ont rapporté des bières. Devant les fours encore brûlants, il y a eu de la musique, de la danse et des jeux avec les enfants. Mathilde raconte : « On a des hauts et des bas. On est inquiets pour des pièces où l’on prend des risques dans leur forme ou leur expression, on n’est jamais sûrs du résultat des émaux, des cuissons. De ces moments d’angoisse et de joie– on rit beaucoup – naît une intimité qui fait que nous restons confiants. C’est la magie du groupe.»« Nous habitons ensemble, nous mangeons ensemble, nous déteignons les uns sur les autres, confirme Alicja. Nous sommes tous indépendants d’habitude. Ici, nous échangeons librement nos idées, nous questionnons, nous clarifions. C’est un vrai soutien. J’apprécie que nous soyons de nationalités différentes. »
Les longues phases d’atelier de céramique sont entrecoupées d’explorations et de rencontres. L’équipe se rend un jour sur le lac Tonlé Sap, qu’on appelle aussi le Grand Lac car c’est la plus grande étendue d’eau douce de l’Asie du Sud-Est. À la saison des pluies, sa surface est multipliée par cinq. Le fleuve Tonlé qui le traverse change alors de sens… Sur son rivage se trouvent des villages flottants où la population vit de la pêche. « On les parcourt en bateau, raconte Anne Xiradakis. Un vrai choc visuel. Les maisons sont très colorées, il y a des tissus tendus pour faire de l’ombre. Les palettes de couleurs sont incroyables. »
Camillo observe ces familles démunies qui lui rappellent celles qu’il a quittées en Colombie. « Malgré leur peu de ressources, ils sont confiants dans l’avenir, ils ont foi en eux. On le voit dans la façon dont ils sont bien apprêtés, maquillés, beaux, spirituels, même dans des maisons de tôle et de bois », dit-il. Mathilde n’est pas insensible. « Il y a tellement de vie et de de joie sur le village flottant. La vibration est belle mais pose plein de questions. »
Le lac abrite une réserve de biosphère reconnue par l’Unesco, peuplée d’oiseaux. Sur un perchoir, l’équipe a guetté les cormorans, les tantales, les ibis et autres échassiers. « Certains ont un aspect très sobre, mais dès qu’ils s’envolent, un bleu métallique surgit sous leurs ailes, s’émerveille Anne. Il brille avec le soleil tandis que le reflet de l’eau vient illuminer le vol de cet oiseau. C’était un moment privilégié. Il tombait bien : lundi nous devons choisir les couleurs de nos projets. Une belle séance de travail involontaire. »