Des jeunes mobilisés face à l’indiérence gouvernementale
Historien et architecte costaricien, Andrés Fernández offre son éclairage sur le phénomène : « La notion de communauté est assez floue chez nous. Entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, le conquérant espagnol délaisse le pays, pauvre en or et en indigènes à réduire en esclavage. Éparpillés dans la forêt tropicale, les villages s’organisent seuls. San José ne devient une capitale qu’en 1823. Ensuite, en 1948, c’est l’avènement de la IIe République, qui va tenir jusqu’en 1990 et qui adopte une architecture moderniste en détruisant volontairement la ville néoclassique pour effacer les traces du régime libéral précédent. San José conserve la mémoire de ces deux périodes dans son architecture. »
Au seuil des années 80, la ville décline brutalement. En cause, la chute des prix du café suivie de troubles sociaux. Les constructions cessent ; les privilégiés fuient vers la périphérie, puis les classes moyennes et, enfin, les institutions. Exsangue, la capitale est livrée aux gangs et aux plus vulnérables. Les édifices négligés tombent en ruine ; les gracieuses villas sont bunkérisées derrière de hautes palissades en tôle sur lesquelles le temps a glissé, donnant à San José son curieux aspect rouillé. « Le centre historique compte aujourd’hui 13 occupants par pâté de maisons et bien plus de 50 000m désaffectés », regrette notre historien. Le palais présidentiel est devenu une usine de fertilisants et la mairie a déménagé dans une commune voisine ! Le périphérique, projeté en 1956, ne sera jamais terminé, de même que le tramway.
« La politique de préservation du patrimoine est pauvre, y compris vis-à-vis des bâtiments modernistes, qui subissent toutes les agressions et destructions, résume Andrés Fernández. C’est une situation folle, car la capitale offre des services précieux, comme le train, remis en fonction en 2013 après vingt ans d’arrêt (et qui roule en centre-ville en cahotant entre les voitures, occasionnant pas mal d’accidents, NDLR). Heureusement, le retour de la jeunesse permet une prise de conscience des trésors que renferme San José. » Même en vrac, Chepe séduit, et ses amoureux sont d’autant plus remontés devant l’indifférence des pouvoirs publics.
Parmi les plus éminents architectes d’Amérique latine, Bruno Stagno dénonce: « Par manque de projets de gestion urbaine ou de construction, 63% du budget alloué par l’État n’est jamais dépensé ! Mon agence a proposé huit projets financés par des investisseurs privés : les élus de la ville invités n’ont pas assisté aux réunions… C’est évident, il faut une planification à long terme pour remettre la municipalité en ordre de marche. On sait pourtant faire, on croule sous les architectes ! » Le pays compte en effet une douzaine d’écoles d’architecture et 5 000 diplômés en activité. « Ils sont en réalité formés à l’ingénierie et ont peu de connexions avec l’art ou l’architecture », relativise l’architecte Benjamin Garcia Saxe, 39ans. Lauréat du World Architecture Festival 2010 pour une maison en bambou baptisée A Forrest for a Moon Dazler, ce talent a collaboré à Londres avec l’agence Rogers Stirk Harbour+Partners et la Société des bains de mer de Monaco.
De retour au Costa Rica, Benjamin Garcia Saxe y a créé son studio. « L’incompétence et la corruption de nos institutions empêchent toute vision. Je refuse de me soumettre à des projets qui ne me correspondent pas », déclare-t-il. Aussi, c’est sur ses propres deniers que l’architecte a lancé les résidences Gardenia dans le quartier de Sabana Norte. « Ces quinze immeubles de dix étages dessinés par mes soins seront livrés en décembre 2020. Je souhaite ainsi créer de petits modèles citadins faciles à copier : peu onéreux, inondés de végétation et basse consommation jusque dans la gestion exemplaire de l’eau et de la température. Parce que les jeunes veulent vivre en ville et y rapporter la nature. » De fait, le vent a tourné. Élevés loin de la capitale, les trentenaires veulent s’y installer et, pour cela, ils aimeraient restaurer ses vieilles gloires délabrées.
À 29 ans, l’architecte María Fernanda Morera Cortés préside le Cicop Costa Rica (Centre international pour la conservation du patrimoine). « D’autres villes dans le monde protègent leur héritage architectural, dit-elle. Chez nous, les autorités approuvent de nouvelles constructions telles que la future Assemblée législative de l’architecte Javier Salinas, un monolithe massif en béton gris, fermé à la population, qui écrase tout autour de lui. Le Cicop, lui, s’est donné pour mission de sensibiliser les gens à l’architecture historique de San José en proposant des circuits de visite, en documentant les bâtiments originels avec la volonté de les préserver –alors que le gouvernement n’en a classé qu’un seul à ce jour. »
Autre méthode, celle de Fiorella Mora, 27ans, qui a créé la fondation Humanos et présenté le dossier de San José à l’Unesco : « Notre capitale vient d’être acceptée dans le réseau des Villes créatives de l’Unesco grâce à notre approche qui met l’accent sur la création comme facteur stratégique de développement urbain durable. En croisant les compétences d’architectes, de designers et d’entreprises, nous voudrions encourager les propriétaires à entretenir leurs biens. » La jeune femme a déjà réuni les héritiers de l’Edico Maroy autour d’un projet de restauration. Une renaissance bienvenue pour l’époustouflante résidence privée Art nouveau du centre historique, tristement éventrée.