Opérons d’emblée la distinction suivante : Varsovie n’est pas la Pologne. Comme Paris n’est pas la France, certes, mais de manière plus tranchée. Varsovie contrecarre un à un les signaux terrifiants que nous envoie le pays que dirige depuis 2015 le parti d’extrême droite Prawo i Sprawiedliwosc ou PiS (« droit et justice », en français).
Varsovie, capitale engagée
La Pologne restreint comme peau de chagrin le droit à l’avortement ? Les Varsoviennes se soulèvent en masse lors de manifestations monstres, et leur symbole de résistance, cet éclair en forme de Z stylisé, orne encore toutes les fenêtres. Sur un tiers de son territoire, la Pologne se déclare « zone libérée de l’idéologie LGBT » ? Varsovie pavoise ses balustrades de bannières arc-en-ciel (on n’en a jamais vu autant à Paris ou à New York, même en période de Gay Pride) et plante dans ses jardins des pancartes de soutien à Rafał Trzaskowski, son maire progressiste, progay – mais candidat malheureux à l’élection présidentielle de 2020.
La Pologne, enfin, fustige « l’invasion des migrants » ? « Refugees welcome », lui répondent les portes, les poteaux électriques et les murs sur lesquels les Varsoviens ont placardé la formule. « C’est d’ailleurs ironique quand on sait qu’il n’y a presque pas de migrants ici et que nous sommes le pays le plus ethniquement homogène d’Europe, note l’artiste Karolina Grzywnowicz qui, justement, travaille sur l’exil. Cette propagande xénophobe est une honte. Faire société, c’est au contraire quand tu partages l’espace avec des gens qui ne sont pas comme toi. C’est pour ça que j’aime Varsovie : c’est l’endroit le plus ouvert, le plus tolérant de Pologne. » Et ce ne sont pas les slogans fleurissant la ville qui la feront mentir.
Hospitalière et amicale, Varsovie ? Certes, les Varsoviens ne sont pas du genre à vous taper sur l’épaule – il existe une pudeur, une réserve dans les rapports sociaux. Et puis la Seconde Guerre mondiale, qui a détruit la ville à 80 %, et le régime communiste subséquent lui ont donné une physionomie sévère et dramatique. Comme si les tragédies du XXe siècle, coulées dans le béton, et les remaniements de cadastre criaient quand même à travers elle.
Le charme incongru de Varsovie
Malgré tout, quels visages avenants elle sait vous offrir ! On s’émerveillera de sa « vieille ville », Stare Miasto, dont il ne restait, en 1945, que des cendres et dont on a rebâti les ruelles médiévales à l’identique, tout en « re-pastelisant » les façades à l’extrême – ce qui, historiquement, se discute. Et tant pis si ce bourg hyper-pimpant, presque « disneylandisé », n’est plus que boutiques de souvenirs et restaurants aux menus en six langues.
On s’émouvra de la délicieuse incongruité du quartier Jazdów, petit ensemble d’isbas de bois nichées entre les ambassades de France et d’Allemagne, « qui vous fait l’effet d’un étrange conte de fées », s’amuse l’architecte Mateusz Baumiller. Il a passé là son enfance, dans l’une de ces bicoques qui racontent des bribes de l’histoire géopolitico-urbanistique de l’Europe de l’Est. « Après-guerre, les Finlandais ont dû payer des réparations à l’URSS, explique-t-il, mais comme ils n’avaient plus d’argent, ils ont envoyé des centaines de maisons de bois aux Soviétiques, lesquels ont donné le surplus aux Polonais. C’est là qu’on a logé ceux qui reconstruisaient Varsovie, dont mon grand-père architecte. »
Mais au-delà de ces enclaves croquignolettes, la politique communiste du logement n’a pas toujours fait dans la dentelle. Des barres d’immeubles, tantôt borgnes, tantôt pleines de panache, mais toujours géantes, quadrillent la ville. Les citadins, toutefois, en ont pris leur parti. Après tout, ces artères si larges du « quartier central » – baptisé Sródmiescie Północne, même si personne ne vous en voudra de parler de « city center » – ne sont-elles pas idéales pour faire cohabiter en bonne intelligence les voitures, les trams, les pistes cyclables, les piétons et les terrasses ombragées ? Car oui, ce qui pourrait faire songer à un enfer de minéralité, surtout quand l’été caniculaire s’en mêle, regorge de tilleuls qui embaument et sous les feuillages desquels tout le monde boit son café glacé.
Il y a d’ailleurs dans cet hyper-centre une mixité sociale et générationnelle qui n’est pas un vain mot, méli-mélo touchant de friperies pour jeunesse in et de quincailleries à deux sous, de filles-lianes aux looks de mannequins, promenant leur doberman ou leur pitbull (grosse tendance des chiens pas commodes chez les Varsoviennes à la mode), et de retraités modestes qui devisent sur les bancs.
L’économie de marché : avant-après
Par un fascinant télescopage des époques, c’est comme si les jeunes Varsoviens se réappropriaient, et de la plus festive des manières, les totems de l’époque du rideau de fer, que leurs parents et grands-parents ne portaient pas forcément dans leur cœur. C’est cet ancien kiosque à tickets de la gare de Powisle, étonnante soucoupe des années 50, où la bière coule désormais à flots. C’est ce pavillon des années 60, au pied des HLM, où logeait une épicerie coopérative, mué en café nommé Waszyngton et haut lieu des brunchs cool. Sans compter les abords de la Vistule, le fleuve qui traverse la ville et le pays, où les roseaux et peupliers de la rive droite, ancien no man’s land, dissimulent désormais des paillotes et des criques bon enfant – l’été, on y joue au beach-volley et on y allume des braseros –, tandis que les barges à fond plat de la rive gauche ont toutes muté en bars-clubs tonitruants.
Et dire qu’on pensait, avant de la connaître, que Varsovie faisait grise mine ! « Cela dit, jusqu’aux années 90, notre vie était effectivement très grisâtre, tempère Michał Rejent, fondateur de la griffe de mode PLNY LALA. Alors, quand Varsovie a découvert l’économie de marché, on s’est tous enflammés. Tout le monde s’est mis à vendre tout et n’importe quoi dans la rue, sur des tréteaux : chewing-gums, électronique, vêtements, peu importe, tant qu’il y avait des packages et des couleurs. Et je crois que cette frénésie de consommation et de nouveauté perdure aujourd’hui. » En témoigne cette rue Mokotowska, où son échoppe réside et où tous les rez-de-chaussée ne jurent que par l’habillement et la déco. C’est à qui aura la vitrine la plus racée.
À la découverte d’une Varsovie branchée
Il faut dire que le consumérisme à la varsovienne, par endroits, peut s’avérer sacrément snob. Le long de la rue Oleandrów, les boutiques de skate, bijouteries arty et autres bars à ramen au coude-à-coude frôlent le too much de branchitude. Quant à Saska Kepa, quartier verdoyant piqué de demeures années 30, il est tellement prisé par le monde des médias et du cinéma que vous serez parfois bien en peine de décrocher une table dans l’un de ses restaurants. Et quand bien même on daignerait vous faire asseoir chez Flamingo, bar à champagne occupant une épatante villa façon Le Corbusier, on vous regardera de haut si vous commandez moins qu’un magnum. Du coup, pour rire, on y a bu une eau minérale !
C’est que les Varsoviens fortunés n’ont pas l’argent timide. On n’a jamais vu, si ce n’est peut-être à Dubaï ou à Moscou, tant de Porsche et de Ferrari vrombir à tombeau ouvert, musique à fond. Vers où roulent-elles ainsi ? Souvent vers Praga, ancienne zone industrielle et ouvrière qui, elle aussi, à vitesse grand V, se « gentrifie ». Les pelleteuses et bulldozers s’en donnent à cœur joie, rasant à tout-va, pour faire sortir de terre des programmes immobiliers tape-à-l’œil qui, tous, s’appellent « Soho ceci » ou « Soho cela ».
« Soho », c’est le sobriquet qu’on donne depuis les années 2000 à l’ex-usine de motos qui trônait là et dont les murs de brique ont aimanté, un temps, la jeunesse alternative. « À Soho, on disposait d’un énorme espace où l’on organisait autant d’expositions que de fêtes démentes », se remémore Michał Wolinski, tête pensante de Piktogram, qui fut d’abord une revue d’art avant de devenir une galerie d’avant-garde. « Mais on nous en a virés. À la place, il y a désormais un restaurant de luxe », poursuit-il – celui de Mateusz Gessler, aux abords duquel les cabriolets sont légion.
Est-ce à dire que le Soho varsovien marcherait sur les traces du Soho new-yorkais, où les artistes ne sont plus que de lointains souvenirs ? N’enterrons pas trop vite Praga et son aura bohème : plus au nord du quartier, des salles de concerts comme Chmury ou Hydrozagadka pulsent encore de vibrations rock, queer, foutraques. Ne mésestimons pas non plus les capacités de rebond de la scène artistique polonaise, si dynamique depuis une quinzaine d’années. Piktogram a pour nouvelle adresse un immeuble bourgeois superbement décati du centre-ville, tandis que toute l’intelligentsia créative migre peu à peu, pour loger (et pour y télétravailler) à Zoliborz, « un coin en très piteux état il y a quelques années, mais qui devient très en vogue depuis que l’architecture moderniste revient en grâce sur Instagram », ironise Magda Ponagajbo, cofondatrice de l’agence de design Mamastudio et résidente elle aussi de ce Joli Bord, nom français duquel dérive ce quartier posé sur la rive nord-ouest de la Vistule.
Ce qu’elle et ses collègues « créa » y savourent ? Oh ! Rien d’insensé ! Des parterres d’herbes folles qui se nichent entre les stricts édifices, un charmant théâtre néoclassique, des bosquets où les bambins batifolent et où se cache, entre deux sous-bois, une petite sculpture émouvante, titrée Maternité, de la grande Alina Szapocznikow, Juive polonaise rescapée des camps qui fit sa carrière d’artiste à Paris. Rien d’insensé, non, mais une sorte de félicité qui semble y régner. Comme si cette Varsovie, qui a connu la Shoah, l’anéantissement, les privations multiples, cette Varsovie désormais si libre et libérale, florissante, sûre d’elle, nous disait ici qu’elle est en paix avec elle-même.