Pourquoi certains espaces publics sont-ils agréables à arpenter quand d’autres, immédiatement anxiogènes, nous incitent à les fuir au plus vite ? Pourquoi le sentiment de bien-être en milieu urbain est-il si difficile à définir ? Les facteurs sont bien évidemment multiples, mais on peut néanmoins les résumer par un mot simple : qualité. Une vertu qui tient à la manière dont ils ont été pensés, dessinés et conçus. Catalyseur de la citoyenneté, l’espace public est le lien qui opère entre toutes les fonctions de la ville, le ferment du vivre-ensemble. On n’y prête que peu d’attention alors qu’il est essentiel. Près de 20 % de la surface du sol de l’Île-de-France relève de l’espace public.
Chantier du siècle
Avec ses 68 gares et ses 200 kilomètres de lignes automatiques, le Grand Paris Express (GPE) est actuellement le plus grand projet urbain mené en Europe. En France, il est souvent qualifié de « chantier du siècle ». Il se déploie autour de Paris sous la forme de quatre nouvelles lignes de métro (les 15, 16, 17 et 18) et en prolonge deux autres (les 11 et 14). Il va ainsi permettre à de nombreux utilisateurs de réduire considérablement leurs temps de parcours. On estime que deux millions de voyageurs circuleront chaque jour sur la totalité du réseau à l’horizon 2030, date prévue pour l’achèvement de travaux démarrés en 2015. Ce projet pharaonique entraîne dans son sillage la création d’un grand nombre d’espaces publics autour des gares, dont la réussite sera déterminante pour le bon fonctionnement du réseau.
Lieux de vie et d’échanges
Plus que de simples parvis, ces espaces doivent être pensés comme des lieux de vie et d’échanges, ce qui va bien au-delà de leur stricte fonction utilitaire. À l’image de celles de Saint-Denis Pleyel (250 000 voyageurs prévus par jour), réalisée par Kengo Kuma, de Villejuif – Institut Gustave-Roussy (100 000 voyageurs par jour), par Dominique Perrault, ou du pont de Bondy (33 000 voyageurs par jour), par BIG et Silvio d’Ascia, les 68 gares programmées sont toutes différentes et construites dans des contextes très éclectiques. Elles desserviront des centres-villes historiques, de grands ensembles, des quartiers de bureaux, des zones d’activité… Une multitude de situations qui appellent autant de réponses architecturales et urbaines bien spécifiques. Dès lors, comment garantir une cohérence globale ?
Pour y parvenir, la Société du Grand Paris (SGP) et Île-de-France Mobilités (IDFM) ont lancé conjointement une consultation afin d’instaurer en amont une réflexion sur la qualité de ces futurs espaces publics et de définir une ligne de conduite. Le tout est rassemblé dans un référentiel sous le titre Places du Grand Paris, destiné à forger une culture commune entre tous les acteurs impliqués. Il a été conçu et réalisé par une équipe pluridisciplinaire* emmenée par l’agence TVK, à qui l’on doit notamment la rénovation de la place de la République, à Paris. Les architectes-urbanistes parisiens ont transformé les 3,8 hectares de cet espace emblématique en un plateau souplement adaptable et évolutif. Depuis son inauguration, en 2013, le site ne désemplit pour ainsi dire jamais, que ce soit au quotidien ou lors des rassemblements citoyens dont il est devenu le symbole.
Un ouvrage didactique et universel
L’espace public est donc un terrain connu pour Pierre Alain Trévelo et Antoine Viger-Kohler, cofondateurs de TVK en 2003. Deux ans et demi de travail ont été nécessaires pour finaliser ce guide à la fois pratique et théorique, élaboré sur la base d’une croyance forte : « Cette culture commune du projet d’espace public s’appuie sur la conviction que celui-ci est à concevoir dans ses multiples dimensions, à la fois dans l’épaisseur du sol et dans la profondeur de ses temporalités. Travailler l’espace public au prisme du sol et du temps permettra de répondre durablement aux évolutions des besoins et des attentes des populations », résume l’équipe. Ce qui aurait pu n’être qu’un guide technique et ennuyeux prend au contraire la forme d’un ouvrage limpide et accessible à tous. Il propose de décentrer notre regard et de considérer autrement les territoires traditionnels de l’intermodalité : « le souterrain est un passage couvert », « la voie sans issue est une aire de jeux », « la gare routière est une place »…
TVK développe ensuite les trois ambitions communes définies pour les espaces publics du Grand Paris Express : « continuité, disponibilité, évolutivité ». Très didactique dans sa forme, le livre décline 40 principes parmi lesquels certains sont considérés comme incontournables : construire un projet d’usage, permettre le séjour dans l’espace public, travailler avec les utilisateurs et les parties prenantes, dessiner sans figer, équiper sans encombrer… « Des propositions plutôt que des recettes établies, des principes ni limitatifs ni exhaustifs qui invitent à partager une démarche de projet », disent ses auteurs.
Car, loin de vouloir imposer des idées, ce qu’ils souhaitent, c’est susciter l’adhésion. Ce bel ouvrage s’achève par des questionnements quant au futur, partant du principe que la mise en service du GPE n’est que le début de l’histoire. Qu’attendons-nous donc des espaces publics au XXIe siècle ? Pour TVK, « l’espace public se trouve à la croisée de transformations majeures auxquelles il doit s’adapter ». Il cristallise en effet nombre de mutations sociétales, économiques ou météorologiques : la montée en puissance de la marche, le rapport à la nature, tout comme la prise en compte de l’éclairage nocturne et, bien évidemment, du réchauffement et des dérèglements climatiques. Si ce guide vertueux a été conçu pour accompagner la réalisation des futures places du Grand Paris Express, on espère qu’il tombera entre toutes les mains, tant les enjeux civilisationnels qu’il soulève sont universels.
* TVK (architectes urbanistes mandataires), TN Plus (paysagistes), Soline Nivet (spécialiste de la mise en récit et de la conceptualisation), Ville ouverte (chargée de la gouvernance et de l’animation des ateliers), Géraldine Texier-Rideau (historienne), Antoine Fleury (géographe), Étienne Ballan (sociologue), Agence ON (conceptrice lumière), RR&A (experts de la mobilité et de l’intermodalité), Yes We Camp (chargés des usages et activations), Franck Boutté Consultants (spécialistes de l’environnement).