Elle n’a ni le charme de Florence ni le romantisme de Venise, encore moins l’éternité de Rome. Milan la sobre sait se montrer froide et hautaine, en écho aux sommets blancs des Alpes qui la regardent. Elle sait aussi se faire lumineuse et soyeuse, comme les grands lacs avoisinants. On la dit tout entière dévolue aux affaires. Mais la mode à Milan a de l’allure et cultive une élégance discrète, mesurable aux chaussures, cirées, briquées et astiquées de près, de ses habitants.
Qu’on se le dise : les souliers milanais ne tolèrent aucun faux pas, généralement assortis à une tenue impeccable. Le style les mène par le bout du nez dans une démarche pressée et décidée. L’espresso ou le macchiato du matin ? Au comptoir ! E subito ! Le rythme se calmera plus tard, à l’heure sacrée de l’indétrônable aperitivo.
L’art de vivre à la milanaise
L’élégance s’érige ici comme un art de vivre et culmine dans le fameux Quadrilatero d’Oro, surnommé aussi Quadrilatero della Moda, où se concentre une myriade d’enseignes exclusives. L’an dernier, une curiosité s’est glissée sur la Via Sant’Andrea. Motifs à l’esprit vintage, dessins à géométries variables (inspirés, parfois, des églises italiennes du XVe siècle) et tons vitaminés… Soit La DoubleJ., la marque fondée par J.J. Martin, devenue directrice artistique, qui croit au pouvoir énergisant des couleurs.
Ses collections pour femmes respirent la bonne humeur et sont taillées dans de belles matières. « Les Milanais sont terriblement exigeants sur la qualité et adorent les marques, confie cette Américaine, ex-journaliste de mode. Je suis arrivée à Milan en 2001, en pleine hégémonie de Gucci et de Prada, poursuit-elle. Personne alors ne sortait en baskets dans la rue et encore moins en jogging. L’Exposition universelle en 2015 a tout changé. L’arrivée d’Alessandro Michele chez Gucci a aussi insufflé une nouvelle dynamique créative. J’ai lancé mon site Internet cette année-là. Plus tôt, c’était impensable. »
Avant de créer sa griffe, J.J. Martin vendait en ligne sa collection de pièces vintage, aidée par des têtes créatives bien connues jouant les mannequins. Elles partageaient aussi leurs adresses locales préférées. Une façon d’entrer dans leur univers. « Milan est l’une des villes les plus fermées d’Italie, reconnaît-elle. Il est compliqué pour les visiteurs de la comprendre, car les plus belles choses sont cachées. »
Il faut donc pousser les portes. Celles de la villa Necchi Campiglio, bijou des années 30 de l’architecte Piero Portaluppi. Piscine et terrain de tennis dans le jardin, Canaletto, Giorgio De Chirico ou Giorgio Morandi sur les murs… Tout évoque la fortune de la famille Necchi construite de fil en bobine dans les machines à coudre.
Dans le film Amore (2009), le réalisateur Luca Guadagnino sublime les lieux tout en suivant les remous du cœur et des sens de Tilda Swinton, habillée par le grand couturier Raf Simons, époque Jil Sander. Le film (coproduit par Silvia Venturini Fendi) tend un miroir à la haute bourgeoisie milanaise qui a bâti sa fortune sur l’industrie textile. Inspirante et calme, la villa Necchi est devenue un pèlerinage pour nombre de designers et de top models. Mais Milan, c’est aussi ses cours-jardins, insoupçonnées depuis la rue, où la végétation adoucit la pierre grise et ocre.
Parmi elles, le 10 Corso Como n’est plus un secret. Premier concept-store d’Europe au début des années 90, il est né autour d’une galerie photo (devenue Fondazione Sozzani) et d’une librairie. Boutique, café-restaurant et chambres d’hôtes s’ajoutèrent plus tard. « Je souhaitais recréer l’esprit d’une place de village, propice aux rencontres et aux échanges », résume Carla Sozzani avec ses longs cheveux argentés et sa silhouette juvénile. Dans son bureau au joyeux désordre, elle prépare un livre sur son ami Azzedine Alaïa, décédé en 2017 (elle gère la Fondation Azzedine Alaïa, à Paris), entourée de photographies évoquant le journal de sa vie.
L’ancienne journaliste de mode est aux premiers rangs pour voir la transformation de la ville. « Elle est très agréable et à taille humaine. Milan s’est nourrie de l’énergie insufflée par les designers Gio Ponti, les frères Castiglioni ou encore Ettore Sottsass et le mouvement Memphis. Le Salon du meuble lui a apporté une ouverture d’esprit. Elle s’est internationalisée à partir des années 90. Avez-vous vu le nouveau musée, au coin de la rue ? »
Ouvert l’an dernier, l’ADI Design Museum présente les collections du Compasso d’Oro, haute récompense du made in Italy. « Contrairement au design, Milan n’a jamais valorisé l’histoire de la mode, poursuit Carla Sozzani. Je rêve d’ouvrir un musée qui lui serait consacré. »
En Toscane, Florence a le sien (Museo della Moda e del Costume) et celui de Prato (Museo del Tessuto) est centré sur le textile. En Lombardie, il faut tirer les fils d’un passé lointain et découvrir des costumes, entre mobilier et peintures du XVIIIe siècle, du charmant Palazzo Morando Costume Moda Immagine.
L’exposition temporaire fait cohabiter une veste Dolce & Gabbana de 2012-2013 avec une tunique d’époque. Ressemblance bluffante ! La mode n’est-elle pas un éternel recommencement ? La curatrice Enrica Morini souligne que « Louis XIV a inventé l’industrie du luxe. L’Italie, comme toute l’Europe, copiait la France d’alors. Les tailleurs de Milan portaient un nom français. »
La folle créativité des années 70
Des siècles plus tard, l’histoire se répète. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’économie italienne repart grâce à l’industrialisation dont fait partie la fabrication textile fatto in Italia. On copie la haute couture de Paris. En 1951, un homme d’affaires organise le premier défilé de mode à Florence. Succès immédiat.
Très vite, Hollywood, qui tourne à Cinecittà, s’entiche de ces tenues. Un pont vers l’outre-Atlantique est jeté. Milan se lance en 1958 sur les podiums et vivra au rythme effréné de ses fashion weeks, drainant un public venu du monde entier.
Les années 70 voient l’apparition d’un prêt-à-porter qui explose dix ans plus tard dans une folle créativité. À Milan, Armani et Versace inscrivent leurs noms dans la mode. Viendront ensuite Moschino et Dolce & Gabbana pour ne citer qu’eux. Miuccia Prada relancera la marque de son grand-père, fondée en 1913, avec le succès qu’on lui connaît. Cette performance milanaise n’est pas anodine. Elle repose sur plusieurs piliers : la presse magazine, ancrée à Milan, qui fait et défait la mode, mais aussi le puissant tissu industriel de la Lombardie.
La mode s’imprime jusque dans le paysage urbain. Via Broletto, Giorgio Armani installe en 1984 un panneau publicitaire sur une façade entière. L’enseigne, variant au fil des campagnes, fait aujourd’hui partie du décor, au même titre que les tramways bringuebalants jaune orangé de 1928.
Que dire, aussi, des cinq lettres de Gucci posées sur un immeuble tout proche du Duomo ? Les marques se diversifient (Bulgari Hotel, Armani Hotel, Armani / Casa) et s’ancrent dans les sphères culturelles de la vie milanaise : la Fondazione Prada déroule une programmation de haut vol (expositions d’art contemporain, débats, films…) dans une architecture et réhabilitation signées Rem Koolhaas. Tadao Ando, lui, a transformé pour Armani un ancien grenier à grain de 1950 pour en faire le musée de l’art et de la mode, baptisé Armani / Silos.
Un futur durable et écologique
À deux pas de là, Via Tortona, la mode entre dans une autre dimension. Flavio Lucchini, grand monsieur né en 1928, fut directeur artistique du Vogue Italia, lancé en 1964. D’autres titres suivront. À l’aube de ses 60 ans, il se consacre à sa passion et taille des robes sur des silhouettes féminines qu’il sculpte avec amour et humour.
On y découvre des pièces monumentales, des totems et des rondeurs. Ouvert en septembre dernier dans un abri anti-aérien désaffecté, le Flavio Lucchini Art Museum est resté fidèle à la presse. Sa femme, Gisella Barioli, précise : « Les lieux sont organisés comme un magazine rythmé par des rubriques correspondant aux différents styles. Mon mari a toujours souhaité inscrire la mode dans l’éternité, car elle décrit la société. Il veut laisser une trace aux archéologues du futur. »
Le futur, justement. Chez Candiani Denim, fabricant de toile depuis 1938 près de Milan, il est forcément durable et écologique. « On estime qu’un jean met trois cents ans à se décomposer dans la nature. Pour nos jeans, ce temps est réduit à quelques mois grâce à nos tissus innovants, explique Simon Giuliani, directeur marketing. La question environnementale, qui n’était qu’un argument marketing pour les marques il y a peu, est devenue un engagement réel. La pandémie a accéléré le processus. Beaucoup d’entreprises cherchent à produire localement et commencent à transférer leur production d’Asie en Europe. En Italie, les carnets de commande sont pleins », conclut-il. L’an dernier, la marque Candiani a ouvert son Denim Store à Milan. On y compose à la carte son propre jean, fabriqué dans l’atelier jouxtant la boutique.
Verra-t-on les entreprises textiles réinvestir la ville qu’elles avaient désertée ? Pour l’heure, la mode à Milan s’affiche sur la toile avec le film House of Gucci (2021), de Ridley Scott, et la série Made in Italy (2019). Elle envahit aussi Instagram, notamment sur le compte de Chiara Ferragni, milanaise de cœur et influenceuse mode via son blog The Blond Salad.
On lui préférera peut-être la « vraie vie ». Ainsi, au coin d’une rue, on croisera les coquetteries de ces mamies au brushing choucroute, osant les imprimés panthère ou léopard. De bon goût ou pas, le look est là. La fameuse discrétion milanaise peut aller se rhabiller.
> Pour plus d’infos sur la mode à Milan, rendez sur le site de l’office du tourisme.