Dernière-née des fashion weeks, après New York la pionnière, Milan l’extravagante et Paris la raffinée, la semaine de la mode à Londres se définit comme rebelle et décadente. L’imagination au pouvoir !
Londres, une affaire de style
Ici, pas de défilé haute couture. Exit aussi le prêt-à-porter standardisé qui a pourtant fait les beaux jours des tailleurs pour gentlemen de l’artère Savile Row. L’inspiration se puise dans la rue de Londres, avec les codes d’irrévérence punk de Vivienne Westwood pour fer de lance.
Pour preuve, cette photo datée de 1984 et qui aurait pu servir de prologue au livre dystopique de George Orwell. Le cliché immortalise la rencontre de la dirigeante Margaret Thatcher, affublée d’une longue robe noire et auréolée d’un brushing impeccable, et de la styliste Katharine Hamnett, vêtue d’un tee-shirt XXL imprimé d’un « 58% Don’t Want Pershing » (« 58 % ne veulent pas de Pershing », du nom d’un projet de centrale nucléaire). La mode à Londres a la revendication à fleur de peau !
C’est en grande partie à l’école Central Saint Martins (communément appelée CSM), relocalisée à proximité du centre commercial Coal Drops Yard, que l’on doit les créations les plus rock’n roll de ces dernières décennies. « La quintessence du style britannique, c’est cette idée rebelle de n’appartenir à rien ni à personne », explique Fabio Piras, le directeur du master mode de l’établissement.
Les élèves n’ont pas encore décroché leur diplôme, mais leur compte Instagram est déjà rempli de photos pros, comme cette coupure de presse montrant une tenue en tricot de Rafaela Pestritu ou bien les pièces en denim Levi’s de Pip Paz-Howlett et de Charlie Constantinou, disponibles en édition limitée dans la boutique de Carnaby Street.
Alexander McQueen, John Galliano, Christopher Kane, Stella McCartney, Stephen Jones, Craig Green, Phoebe Philo, Kim Jones, Hussein Chalayan, Matthew Williamson, Molly Goddard, Richard Quinn, Simone Rocha… la liste des anciens élèves devenus stars est vertigineuse, mais, à dans le milieu de la mode à Londres, il y a de la place pour tout le monde.
En 2014, les élèves recalés du Press Show, le défilé de fin d’année, avaient organisé un contre-défilé devant l’école pour exposer malgré tout leur travail au public ! Une initiative que la directrice de l’époque, Willie Walters, avait qualifiée « d’incroyablement proactive et professionnelle ». Même son de cloche pour l’illustratrice de mode iconique Gladys Perint Palmer, qui avait étudié sous la direction de Muriel Pemberton, pionnière de la formation en écoles de mode en Angleterre. « Ma devise est : “Apprends les règles, puis brise-les !” » s’amuse Gladys Perint Palmer, dont l’exposition dans l’espace éphémère de Gray M.C.A., à Cromwell Place, vient de s’achever.
Pour comprendre ce furieux esprit de contradiction qui transcende les générations, il suffit d’aller se promener vers Buckingham Palace. Au cœur de Londres, un palais surdimensionné abrite une reine à qui chaque citoyen fait allégeance, mais qui n’a ni règle ni conseil à promulguer. « Keep Calm and Carry On » (« Restez calmes et continuez ») suggérait une affiche produite par le gouvernement britannique en 1939, au début de la Seconde Guerre mondiale, mais jamais diffusée. Elle a été redécouverte en 2000 et son slogan récupéré par des entreprises commerciales. Quand le chat n’est pas là…
L’histoire du goût vestimentaire local mène dans l’immense boutique Liberty toute de bois constituée et dans la rue adjacente de Carnaby Street, ancien QG des « mods » (adeptes des tenues « modernistes » des années 60 : vestes, jupes et pantalons courts, silhouettes ajustées…). Pour une mise à jour des tendances, le Dover Street Market, fondé en 2004 par Adrian Joffe et Rei Kawakubo (Comme des Garçons), reste une adresse incontournable et le but à atteindre de tout styliste. C’est ici que Simone Rocha et Craig Green (Moncler) se sont fait connaître.
Une astuce pour y parvenir : tenter d’approcher les responsables des achats ou les rédactrices de mode en train de siroter un thé chez Rose Bakery, situé au dernier étage. Deux fois par an, au rythme des collections de prêt-à-porter, l’antre du cool se renouvelle selon les principes du tachiagari (« nouveau départ », en japonais). L’occasion de mettre en lumière de jeunes labels comme Kenneth Nicholson, Cav Empt et Commission, accueillis en février. Kenzo vient aussi d’y lancer sa ligne de « vrai-à-porter » (real-to-wear), mélange de tenues sportives, élégantes et casual (décontractées).
Un vent de fraîcheur
En remontant au nord, au-delà de Chinatown, les rues deviennent étroites et la population se fait plus dense. À Soho, les bars gay jouxtent les magasins de fripes et les restos de quartiers. L’âme du chevalier d’Éon, célèbre espion français travesti, flotte depuis le XVIIIe siècle au milieu des noceurs invétérés. Les tenues des vitrines de Beyond Retro et Machine-A se mélangent sur des silhouettes qui effilochent la définition des genres masculin et féminin. Une préoccupation d’actualité qui prend sa source à Dalston, sous-quartier de Hackney, dans le nord-est de la ville, où sont installés plusieurs studios photo et de nombreux créateurs en constante ébullition.
Pour prendre le pouls de ce repaire ultra-stylé, on peut flâner entre les portants du concept-store LN-CC ou dans l’espace commun du boutique-hôtel Kingsland Locke ou bien encore s’attabler au Café Cecilia. La clôture récente du collectif Sink The Pink, qui organisait de folles soirées itinérantes LGBTQ+, marque la fin d’une époque, mais pas du combat pour la démocratisation d’une expression vestimentaire et identitaire libérée.
Lorsque Harris Reed, lauréat des British Fashion Awards 2021, concocte un costume-robe pour le chanteur anglais Harry Styles (ode mutine au genre binaire), les réseaux sociaux s’enflamment. « Comment peut-on encore être choqué par un homme en robe en 2021 ? » s’agace le styliste dans la presse. Quarante ans ou presque après le scandale du défilé de mâles en jupe, intitulé « Et dieu créa l’homme », de Jean Paul Gaultier, la définition des genres n’en finit pas d’évoluer.
Ce mois-ci, le Victoria and Albert Museum inaugure « Fashioning Masculinities », une exposition qui explore le vêtement masculin sous toutes ses formes (voir p. 118). Un sujet qui fascine un autre lauréat des British Fashion Awards 2021, le jeune Anglais d’origine sierraléonaise Ib (Ibrahim) Kamara. Sa vision revendicatrice de masculinités multiples, jusqu’à présent à la marge, s’exporte désormais au cœur des labels internationaux des quartiers chics, comme Stella McCartney, Burberry et Dior. Contradiction anglaise oblige, à Londres, la rébellion collabore avec l’establishment.
Le freak, c’est chic
Dans le quartier de Mayfair, à Londres, les enfilades de boutiques de luxe redoublent d’efforts pour offrir une expérience personnalisée : des carnets de voyage Smythson customisés, une paire de Jimmy Choo sur mesure, une bouteille de parfum Creed sérigraphiée… et un cabas griffé Moynat, oui, mais monogrammé.
À midi, les célébrités, le petit monde de la mode et les sacs de shopping floqués Christopher Kane, 5 Carlos Place et Roksanda s’entassent sur les banquettes de l’excellent Jean-Georges, lové dans l’hôtel The Connaught. La grande baie vitrée du restaurant, derrière laquelle on s’installe pour voir autant que pour être vu, est prise d’assaut à tout moment de la journée. La pause sucrée peut s’exporter sur Mount Street, dans la pâtisserie du chef français Nicolas Rouzaud. La mode est un mode de vie.
Pas étonnant que des boutiques comme Alex Eagle Studio ou Paul Smith proposent des collections de vêtements au milieu de meubles vintage, objets de déco et œuvres d’art. Face au Connaught, la créatrice de bijoux Jessica McCormack étale ses créations dans un écrin surdimensionné, pensé comme un cabinet de curiosités. L’œuvre onirique de l’artiste allemand Gregor Hildebrandt, hommage à Jeanne Moreau, côtoie un bracelet en or et diamants On the Rocks. Dans l’entrée, les bagues serpents et les boîtes à bijoux antiques brodées, en collaboration avec les designers Haas Brothers, sont à se damner.
Les soirs de défilés, on se faufile discrètement à travers Leicester Square pour fêter les créateurs de passage à l’hôtel The Londoner. Pour Stella McCartney et Anya Hindmarch, la définition du luxe est tout autre. Figures de proue anglaises de la mode écolo, la première élabore des cuirs végans et révèle, cette année, une collection de sacs inspirés du mycélium des champignons, tandis que la seconde, à l’origine de la fameuse formule appliquée sur ses produits « I Am Not a Plastic Bag » (« je ne suis pas un sac en plastique »), vient de lancer la collection « Return to Nature », de luxueux sacs biodégradables… et compostables.
Et demain, que restera-t-il ? Si l’inspiration se propage sur les réseaux sociaux, les institutions demeurent les garantes d’un passage à la postérité. Le Victoria and Albert Museum, bien sûr, spécialisé dans le textile, les arts décoratifs et le design, ouvre la voie. Le Barbican a célébré le parcours de Jean Paul Gaultier, tandis que le Design Museum honorait celui d’Azzedine Alaïa, de Paul Smith et les tenues de scène de la chanteuse Amy Winehouse. La Tate Britain avait opté pour un hommage titanesque au travail d’Alexander McQueen.
Cette année, à l’occasion du jubilé de platine de la reine Elizabeth II (soixante-dix ans de règne) et à défaut de longs discours à partager, nombre d’institutions décortiquent l’évolution des tenues royales, révélatrices d’un langage faussement muet. À l’image de la Robe of Estate (pour le couronnement de la reine), agrémentée d’une cape en hermine et en velours, créée par Norman Hartnell et qui sera exposée au château de Windsor, cet été. Keep calm and carry on !
> Pour plus d’infos sur Londres, rendez-vous sur le site de The Good Life.