Un doc pour comprendre la confiscation de la mémoire des architectes

Présenté lors du dernier Festival International du Livre d'Art et du Film (Filaf) de Perpignan, où il a reçu le prix spécial du Jury, le film « The Proposal » met en lumière le parcours de Jill Magid, une artiste new-yorkaise, qui cherche à atteindre les inaccessibles archives du regretté architecte mexicain Luis Barragán (1902-1988). Une histoire incroyable, une œuvre d’art militante, mais aussi un film qui en dit long sur la question sensible de la transmission de la mémoire des architectes et de son accessibilité.

«Je déclare en tout cas, ici, léguer la totalité de ce que je possède en faveur d’un être administratif, la “Fondation Le Corbusier” ou tout autre forme utile, qui va devenir un être spirituel, c’est-à-dire une continuation de l’effort poursuivi pendant une vie. » C’est ainsi qu’en janvier 1960, Le Corbusier synthétise via une note, près de dix années de réflexions et d’échanges, qui aboutiront en 1970 à l’inauguration du siège de s​a fondation ​à Paris. Un projet qui assurera sans nul doute l’aura de l’architecte français, et la pérennité de son œuvre après sa mort en 1965. Un contrôle sur son héritage que n’aura pas pu s’offrir Luis Barragán, seul architecte mexicain à avoir remporté le prix Pritzker (en 1980), comme le raconte l’artiste américaine Jill Magid dans son film passionnant, The Proposal, présenté lors de la dernière édition du FILAF de Perpignan.

Les archives en guise de cadeau de fiançailles

Direction Mexico, 22 novembre 1988. Le grand maître mexicain, connu pour ses couleurs vibrantes et sa synthèse de l’architecture vernaculaire et du style moderniste, s’éteint. Ses archives professionnelles reviennent dans un premier temps à un de ses collaborateurs, qui les transmet ensuite à sa veuve. Ne trouvant pas de personne intéressée au Mexique, Rosario Uranga se résigne à chercher à l’étranger et trouve en 1995 un acquéreur en la personne de Rolf Fehlbaum, à la tête de la maison d’édition Vitra. Les archives de Barragan deviennent alors le cadeau de fiançailles de Federica Zanco. Le nom de Barragán devient alors une marque, perd son accent et se dote d’une fondation, avec à sa tête, l’épouse du chef d’entreprise, grande admiratrice de l’architecte. Dans un article de presse de 1998, pointé par Jill Magid, Zanco précise que la fondation sera accessible dans quelques années. Et c’est bien là que la bât blesse. La fameuse institution aurait la réputation de refuser l’accès aux archives, qui ont depuis déménagé en Suisse. Réputation confirmée par les multiples demandes de Magid, toutes refusées.

Image extraite du film de Jill Magid qui, au-delà du cas Barragan, se penche sur la mémoire des architectes.
Image extraite du film de Jill Magid qui, au-delà du cas Barragan, se penche sur la mémoire des architectes. DR

En plus de restreindre l’accès aux 13 500 dessins, 7 500 photos, 3 500 négatifs et autres documents, la Fondation Barragan s’est aussi approprié la propriété intellectuelle de l’architecte. Comme il est indiqué sur ​ce document​ qui dicte les politiques d’usage, « la Fondation Barragan détient les droits d’auteur sur toutes les œuvres (…) créées par Luis Barragán ». Une politique dont le réalisateur Heinz Emigholz, spécialisé dans l’architecture, a fait les frais. Son projet de documentaire sur le maître mexicain a été stoppé net, « parce que les prétendus droits d’image de ces bâtiments appartiennent à la Fondation Barragan en Suisse, qui réclamait 30 000 € pour leur usage », a déclaré le réalisateur dans la ​presse.​ Rolf Fehlbaum aurait déboursé 2,5 millions de dollars pour acquérir les archives du Barragán. Rares sont les institutions et musées capables de mobiliser une telle somme pour s’offrir des archives, même de ce niveau. David Peyceré, conservateur général du directeur du Centre d’Archive d’architecture du XXe siècle à la Cité de l’Architecture à Paris, cite le Centre canadien d’architecture à Montréal (CCA) et l’Institut Getty à Los Angeles.

La mémoire des architectes menacée de dispersion

Pour protéger leurs archives, les architectes peuvent se diriger vers l’option de la fondation, mais comme le précise le directeur du Centre d’Archive, cette démarche n’est possible que si l’architecte en question est « très connu et dispose des ressources nécessaires ». Car une fois la fondation lancée, il faut financer le fonctionnement de la structure, d’où la question sensible des droits à l’image, seuls capables de générer des revenus. Autre possibilité pour les architectes, confier leurs archives à une institution publique, comme l’a fait Rem Koolhass (Prix Pritzker en 2000) en mars 2004 avec le ​Netherlands Architecture Institute.​ Mais attention, prévient encore une fois David Peyceré, ces démarches sont exceptionnelles. Il confie que la Cité de l’architecture parisienne reçoit près d’une douzaine de propositions de don par an, « mais nous en acceptons beaucoup moins ».

Les droits à l’image, le nerf de la guerre

Ce manque de moyens peut mener à la dispersion des archives, comme ce fut le cas pour l’architecte portugais Alvaro Siza Vieira (Prix Pritzker en 1992). « Aucune institution n’était en mesure de récupérer l’ensemble de ses documents », raconte David Peyceré. Les 60 000 dessins, 3 000 dossiers de documentation textuelle, 9,46 mètres linéaires de photographies et négatifs, 6 545 diapositives, 250 CD-ROM, 101 disquettes et 371 maquettes ont été dispatchés dans trois institutions : la Fondation Serralves à Porto, la Fondation Calouste-Gulbenkian à Lisbonne et le CCA à Montréal. Un triste constat, qui ferait des superstars de la discipline, les seules pouvant assurer la pérennité de leur œuvre.

> Visionner « The Proposal » de Jill Magid (à partir de 4,99 $).