« Aucun coin de la Terre n’a donné lieu, plus que Venise, à cette conspiration de l’enthousiasme. »
Guy de Maupassant (1850-1893)
Loin d’être évident au premier coup d’œil, et en dehors des problématiques liées à sa trop haute fréquentation, ce jeu de contraste pourrait bien être la vraie image de la Venise contemporaine. Une ville dont une grande partie des acteurs économiques et culturels a souvent saisi la nécessité d’innover pour ne pas s’enfermer. Déjà, à la fin du XIXe siècle, l’idée de créer une grande exposition internationale d’art, et de la réitérer tous les deux ans pour prendre le pouls de la création du moment, a été des plus symboliques de cet élan.
Au fil du XXe siècle, la Biennale de Venise n’a jamais cessé de s’imposer comme le grand rendez-vous de tous les acteurs de l’art contemporain, allant jusqu’à marquer son histoire de projets majeurs. La collectionneuse Peggy Guggenheim avait sans doute adopté cet état d’esprit en s’installant au Palazzo Venier dei Leoni, dès les années 50, pour y accueillir ses amis artistes et créer un musée à partir de sa collection d’art moderne (« contemporain » à l’époque). L’homme d’affaires et collectionneur François Pinault pourrait bien avoir eu le même sentiment et décidé d’abandonner son projet de musée à Boulogne-Billancourt, préférant emménager au Palazzo Grassi en 2005, puis sur l’ancienne pointe de la Douane (Punta della Dogana) deux ans plus tard, afin d’y exposer des œuvres de sa collection mais aussi d’y inviter des artistes et organiser de grandes monographies.
« Ces espaces dans des édifices historiques, à l’opposé des white cubes plus fréquemment choisis pour présenter de l’art contemporain, sont très inspirants pour les artistes mais aussi pour les commissaires d’exposition. Dans le contexte d’une telle ville, on ne voit pas les œuvres de la même manière. Et, d’un point de vue plus pragmatique, Venise se révèle être un carrefour extrêmement cosmopolite et dynamique pour la création contemporaine, avec aujourd’hui énormément de structures et d’initiatives dans ce domaine », explique Martin Bethenod, directeur du Palazzo Grassi – Punta della Dogana.
Cet emménagement, très médiatisé, semble en effet avoir eu un formidable effet d’amplification qui a agi sur d’autres promoteurs de l’art contemporain : sur la Fondazione Prada, qui occupe depuis 2011 le Palazzo Ca’ Corner ; sur la Fondation Giorgio Cini, à l’origine du projet « Maurice Marinot. Il vetro, 1911-1934 – Le Stanze del Vetro », sur l’île San Giorgio Maggiore ; sur la Thyssen-Bornemisza Collection Foundation, installée depuis peu dans l’église San Lorenzo ; et, maintenant, sur ce quartier de la Giudecca. Désormais, on ne vient plus, principalement entre mars et novembre, pour fréquenter les biennales d’art ou d’architecture aux Giardini et à l’Arsenale, mais plutôt pour une semaine de visites d’expositions à travers toute la ville.
Un phénomène qui a rejailli très rapidement sur le secteur de l’hôtellerie, qui a commencé à diversifier son offre par rapport à celle, très historique, offerte par les palaces du Grand Canal. En 2009, c’est un premier hôtel à la gloire du design qui ouvrait ses portes : le Palazzina Grassi, signé Starck. Très vite, de grandes chaînes internationales comme Aman, Kempinski, Marriott ou encore NH n’ont pas hésité à ouvrir des établissements en ciblant autant une clientèle premium que d’affaires. Ce même élan s’est d’ailleurs confirmé avec le déploiement d’enseignes de luxe, dont le point d’orgue reste à ce jour la transformation en 2016 du Palazzo Fondaco dei Tedeschi en grand magasin consacré à la mode haut de gamme.
Toutefois, Venise ne peut se résumer à la stricte cité (de Venise) et à son développement d’adresses prêtes à consommer. L’art de vivre vénitien s’étend plus largement à l’ensemble de la lagune, dont les terres n’occupent que 8 % de sa superficie (550 km2). Une virée dans les autres îles de la zone permet ainsi de s’extirper de la marée humaine et de mieux appréhender les caractéristiques de ce territoire hybride. Si Murano, avec sa grande tradition verrière, et Burano, avec ses maisons colorées, sont devenues des destinations très visitées, d’autres îles se révèlent moins mouvementées. C’est le cas de Torcello, qui fut la première zone de peuplement de la lagune au VIe siècle et dont la cathédrale est un formidable joyaux, ou bien de Mazzorbo, dont la production du vignoble, le plus ancien de la lagune, est désormais une référence œnologique unique en son genre.
En à peine trois quarts d’heure de vaporetto, c’est un univers très sauvage qui s’offre au regard : un paysage composé de lais, ces bancs de sédiments toujours hors d’eau mais impraticables à pied, de marais indispensables à l’écosystème ainsi que de zones de pêche exclusivement accessibles à bord de petites embarcations. De retour sur l’île principale, on sera alors encore plus tenté de se perdre avec l’idée de trouver une placette où des gamins jouent au basket (le sport favori ici !), un bistrot pour y siroter un spritz à 3 €, une trattoria avec un menu écrit en italien, ou encore une quincaillerie (plutôt qu’une boutique de souvenirs en verre made in China)… Une Venise encore authentique, qui demeure, de loin, le meilleur rempart aux parcs d’attractions touristiques.