L’Inde a une odeur, dit-on, et Pasolini en a même fait un roman, L’Odeur de l’Inde, récit lyrique de ses pérégrinations à travers le sous-continent. Delhi, sa métropole de 20 millions d’habitants qui accueille la capitale, New Delhi, en son sein, met elle aussi votre odorat à forte contribution. C’est particulièrement en son cœur historique, Old Delhi, qu’elle exhale ses plus puissants parfums : encens, cosmétiques au patchouli, currys divers et variés, viandes qui grillent, fleurs de jasmin tressées en colliers religieux, et comptez encore, un poil plus éprouvantes, sur les effluves d’abats d’ovins ou de fruits gâtés.
Un maelström olfactif, voilà ce qui assaille extraordinairement vos narines. Quid de vos yeux ? De vos oreilles ? Old Delhi leur promet à eux aussi de très vifs stimuli. Dans cette ville dans la ville, lacis de venelles inextricable, aussi peuplée que Paris, on joue des coudes avec les cyclopousses qui nous engueulent en retour, on évite de justesse les mobylettes qui pétaradent et klaxonnent, on fraie avec les ânes qui braient, tirant des carrioles de victuailles, et les vaches qui meuglent, le tout rythmé cinq fois par jour par les appels des muezzins, cette portion pauvre de la mégalopole étant à majorité musulmane.
C’est que l’Islam indien a connu ses plus riches heures ici même. Quand l’empereur moghol Shâh Jahân (« roi du monde » en perse, tout simplement), héritier d’une dynastie surpuissante d’Asie centrale, fonde au XVIIe siècle Shahjahanabad, l’ancien nom d’Old Delhi qu’on utilise encore, c’est pour en faire une capitale que le monde entier, justement, lui envierait. Et même si, aujourd’hui, les haveli, d’anciennes maisons de maître ou petits palais ouvragés qui constellent le quartier, s’effritent, si les moult jardins d’Éden de l’époque ont été ensevelis et si d’insensés bouquets de fils électriques fleurissent à tous les coins de rue, il reste à cette cité une aura de mystère qui envoûte, qui laisse coi. À côté de cette « Vieille Delhi » exubérante, New Delhi, conçue par les colons anglais à partir de 1910, joue – et à dessein ! – l’antithèse.
Refaçonnée
Elle verdoie de toutes parts, certes, au point qu’on croise des singes qui batifolent entre les ministères, des mangoustes et des écureuils dans le moindre jardin et des éperviers qui survolent le tout, mais de ses larges avenues rectilignes, taillées pour les parades militaires, c’est une stricte solennité qui se dégage, et plus encore si le brouillard hivernal en « fantomatise » les contours. C’est un cocktail saisonnier de gaz d’échappement, de vapeurs industrielles, de fumées résultant des cultures sur brûlis des campagnes alentour et des braseros domestiques. L’odeur de Delhi, c’est aussi celle-là. Celle de cet épais smog, contraction de smoke (fumée) et de fog (brouillard), par l’entremise duquel la capitale indienne explose haut la main tous les records mondiaux de pollution.
On l’aura compris, New Delhi n’est pas un rêve de promeneur. Lequel d’ailleurs, si l’idée saugrenue de battre le pavé lui venait à l’esprit, serait bien vite coupé dans son élan par quelque route à huit voies infranchissable. Alors, quel sentiment rassérénant s’empare de lui lorsqu’il découvre, à l’ombre des banians et des ficus, les trottoirs de Lodhi Colony ! À l’origine, il y avait là un lotissement érigé par le pouvoir britannique dans les années 40 pour loger au calme son Administration. Mais, depuis 2010, les ex-résidences de petits fonctionnaires, tout en arches et colimaçons charmants, vivent leur movida : sur les murs – notamment ceux des blocks 13, 16 et 17 –, le gratin des street-artistes s’en est donné à cœur joie, déposant là des merveilles géométrico-mythologiques.
Il n’en fallait pas plus aux griffes de luxe locales, Raw Mango entre autres, pour réinvestir, juste à côté, les ex-bungalows des hauts gradés anglais, tandis qu’aux abords de Main Market, l’ancien bazar voisin, la jeunesse brahmane (la caste la plus haute) dîne à la nippone chez Guppy ou à la méditerranéenne chez Tres. « À une époque, la mentalité, dans les classes privilégiées de Delhi, était de gagner beaucoup d’argent afin d’assurer ses vieux jours. Aujourd’hui, les nouvelles générations veulent une vie toujours plus riche, mais pas seulement financièrement : ils sortent, dînent, festoient davantage et refaçonnent ainsi la ville », analyse la femme d’affaires Kuldeep Kaur, qui a fait fortune dans le textile avant d’ouvrir, dans les marges sud de la cité, Serendipity, un magasin de déco merveilleux.
Drôlement moderne
Le nouvel hédonisme des CSP++ (et + encore…) recartographie donc Delhi et d’une manière qui pourra dérouter le citadin occidental. Les grands sièges sociaux indiens s’installent en masse à Gurugram (anciennement Gurgaon), ville-satellite sise dans l’État voisin de l’Haryana, à 20 km de New Delhi. Alors les cadres suivent, s’évitant ainsi des heures de bouchons, et avec eux l’offre lifestyle : il est ainsi de bon ton d’aller bruncher au Trident, néopalace orientalisant aux riants plans d’eau, qui s’est niché entre les échangeurs et les tours de bureaux.
Même incongruité à Aerocity, nouveau quartier collé à l’aéroport international Indira-Gandhi, que plébiscitent les classes argentées : The Walk, promenade plantée et piétonne, fait la joie des flâneurs avec ses terrasses de café et ses buissons desquels jaillissent des mélopées, AnnaMaya, la table chic de l’hôtel Andaz, fait salle comble et le Roseate House, sorte d’hôtel-club privé, héberge autant les mariages fastueux de la diaspora indo-californienne, prête à sauter dans un avion pour San Francisco une fois la sauterie terminée, que les soirées gays les plus courues. Drôlement modernes, ces nouvelles New Delhi !
Les lois du genre
Toutefois, si l’Inde a dépénalisé l’homosexualité en 2018, elle n’est pas la moins homophobe des nations. Ni la plus tolérante, globalement, à l’endroit des minorités. Il vaut mieux, par exemple, pratiquer l’hindouisme, la religion du Premier ministre nationaliste, Narendra Modi, plutôt que l’Islam, en témoigne cette nouvelle loi inique qui n’accorde la nationalité indienne aux réfugiés qu’à la condition qu’ils ne soient pas musulmans et qui déclenche ainsi des manifestations massives dans tout le pays – où vivent plus de 172 millions d’entre eux. Mieux vaut naître homme que femme, aussi, comme en attestent pléthore de discriminations sexistes.
Delhi, néanmoins, affiche un visage parfois plus reluisant. « Je suis toujours surprise, lorsque je voyage dans les pays scandinaves réputés si progressistes, de constater à quel point le monde de l’art y est tenu par des hommes », tacle Bhavna Kakar, fondatrice de la galerie Latitude 28 et de Take on Art, une belle revue créative. « Ici, dans les musées, fondations et grandes galeries, ce sont les femmes qui sont aux commandes », argue-t-elle. Ainsi de la richissime collectionneuse Kiran Nadar, dont le nouveau grand musée personnel, dessiné par David Adjaye, devrait sortir de terre dans quelques années, et dont la fondation œuvre à l’éducation des filles musulmanes de basse extraction. Loin des milliardaires, le quartier de Khirkee, lui, affiche un certain sens du vivre-ensemble.
« C’est un faubourg très multiculturel, décrit Radha Mahendru, jeune curatrice du centre d’art Khoj, où vivent des communautés afghane, népalaise, somalienne, camerounaise ainsi qu’une importante population trans (les hijra, comme on les appelle ici, NDLR). Alors il y a des tensions, bien sûr, mais une grande tolérance aussi, pour une raison toute simple : un commerçant raciste ou transphobe fermerait vite boutique ! » Entre une mosquée altière du XIIIe siècle et un mall rutilant, entre hijra surmaquillées et sévères marchands des quatre saisons, cette khirkee (« fenêtre » en hindi) nous raconte une Delhi d’ouverture qui n’est pas à un antagonisme près.
Ogresse aux mille visages
Khirkee, c’est un ancien village, comme tant d’autres, que la ville-monstre a englouti sans trop altérer pour autant sa physionomie foutraque et sa convivialité. C’est aussi le cas de Hauz Khas, bourg médiéval au sud de la ville, qui s’organise autour d’un lac artificiel du XIVe siècle et de splendides ruines islamiques où, depuis quelques années, la frange branchée de la jeunesse passe ses week-ends. Alors, dans les embrasures des vieux monuments, les couples s’embrassent à l’abri des carcans. Alors, dans les ruelles, si étroites qu’elles en sont presque piétonnes, des tatoueurs et des boutiques indépendantes ont germé.
Alors, sous la canopée de Deer Park, la mini-forêt attenante peuplée de daims, on tourne des clips de hip-hop arty. Alors enfin, le soir, sur le toit-terrasse de Mia Bella ou dans les travées du bar Social, noyés de beats tonitruants, des filles à mèches turquoise et des garçons piercés trinquent joyeusement. « L’usage veut, en Inde, qu’on vive sous le même toit que nos parents, mais, à Delhi, de plus en plus de jeunes gens s’émancipent de la famille, constate Sugandh Kumar, designer trentenaire. Cela nous permet de développer et d’affirmer nos propres esthétiques » et cela vaut pour le design, la musique et les looks. L’odeur de Delhi que l’on respire ici, c’est un certain parfum de liberté.
> Retrouvez toutes nos adresses à Delhi dans le numéro 142 d’IDEAT, disponible en version numérique.