C’était compter sans l’inventivité des leaders de la communauté chinoise, l’homme d’affaires Look Tin Eli en tête, qui, pour donner des gages de respectabilité à la mairie, propose de façonner, au même endroit, un Chinatown post-séisme sous forme d’attraction touristique, « à la manière d’une ville orientale faite de palais féeriques, où l’on trouverait tous les trésors d’Orient ». Elles viennent de là, l’esthétique de fête foraine et l’architecture « disneylandesque » qui règnent ici – et qui, par extension, se sont diffusées dans tous les quartiers chinois d’Occident, qu’on a érigés sur le modèle du grand frère franciscanais. Ce qu’on veut alors offrir aux visiteurs, en ce début de XXe siècle, c’est une Asie fantasmée, pimpante, édulcorée, qui reprendrait à son compte les images d’Épinal de l’Orient. Comble de l’ironie, parmi les architectes qui ont participé à la reconstruction, beaucoup étaient des Américains pure souche n’ayant jamais mis les pieds en Chine !
« C’est à San Francisco que s’est établie la première communauté chinoise des Etats-Unis. L’ambition d’en faire un lieu touristique a déterminé son apparence actuelle. Ce n’est pas forcément un défaut, mais c’est ce qui le rend différent de tous les autres Chinatowns. » Felicia Lowe, réalisatrice d’une série de documentaires sur le Chinatown de San Francisco.
Voici alors des balcons aux géométries compliquées, des escaliers extérieurs typiquement américains mais ponctués de colonnades exotiques, des frontons savamment sculptés, des lampadaires ornés de dragons et, bien sûr, des centaines de lanternes rouges oscillant au gré du vent. Parmi les perles de l’époque, on notera l’élégante Cameron House de Sacramento Street, tout en briques sombres, que l’architecte George McDougall a conçue en 1907, ou encore le siège de la Chinese Consolidated Benevolent Association, qui plastronne depuis 1908 sur Stockton Street avec ses tonalités de jade, de bleu ciel et de carmin et ses deux créatures de pierre encadrant le perron. Cet ensemble crée un étonnant paysage urbain où, grâce au relief vallonné de la ville, l’oeil s’égare, entre deux vraies-fausses pagodes, vers le Bay Bridge ou vers la Transamerica Pyramid, de William Pereira…
La créativité un peu fusion – pour reprendre un terme culinaire – des architectes du quartier a perduré tout au long du XXe siècle. La preuve avec l’Empress of China Building, qui domine crânement Portsmouth Square : parallélépipédique, tout en béton ocre, la bâtisse seventies affiche, en façade, d’étonnantes ouvertures rondes, comme certains temples bouddhistes en arborent, et des balcons aux lignes incurvées : une sorte de sino-brutalisme… L’avenir de ce bâtiment fermé depuis 2014, dont le sommet accueillait un restaurant panoramique très prisé des élites sino-américaines, est aujourd’hui incertain. Ses sept modestes étages sont estimés à plus de 17 millions de dollars – ce qui cadre bien avec le marché immobilier délirant de San Francisco –, et son propriétaire, John Yee, pourrait en tirer une belle plus-value. D’un autre côté, la puissante association Chinese for Affirmative Action milite pour faire de l’immeuble un musée consacré à l’histoire des Sino-Américains et qui honorerait, entre autres, la mémoire d’Ed Lee (1952-2017), premier maire de San Francisco issu de cette communauté.
C’est que Chinatown, vaillamment, veille à la préservation de son identité et lutte, pour l’instant avec un certain succès, contre l’ultragentrification. Ziying Duan, jeune curatrice officiant au Chinese Culture Center, fait même ce constat empirique : « Il y a, ici, une sorte d’encadrement informel des loyers. Certaines familles occupent des deux-pièces pour 400 dollars par mois alors que, dans les quartiers alentours, elles devraient en débourser 4 000 ! » L’explication ? Privés d’accès à la propriété pendant des décennies par les autorités américaines, les premiers immigrés chinois ont monté de puissantes associations qui, aujourd’hui encore, possèdent bon nombre d’immeubles et en régulent les baux.
N’allons pas croire pour autant que l’endroit s’arc-boute sur lui-même et sur son passé. Il contient en lui des forces vives, une jeunesse, une énergie créative, lesquelles s’expriment, entre autres, au 41 Ross, un espace d’exposition dynamique chapeauté par le Chinese Culture Center. Au printemps dernier, notamment, l’exposition « Womxn, Omen, Womén in Chinatown: Reimagining Symbols of Power and Access » y mettait en lumière les travaux de Laura Boles Faw, de Bijung Liang et d’autres plasticiennes sino-américaines engagées. Pour ce qui est du spectacle vivant, il faut passer le soir au Clarion Music Performing Arts Center, où l’on écoute du rap en mandarin et des poétesses locales. Tandis que sur les murs de Clay Street et de Washington Street s’étalent les fresques d’Optimistuey ou de Mel Waters, street-artistes hors pair. Une fête foraine, le Chinatown de San Francisco ? Oui, mais la plus intelligente et la plus bouillonnante qui soit.