C’est bien simple : il n’y a pas d’hôtel à Shimokitazawa. C’est dire si l’on y croise peu d’étrangers. Il n’y a pas non plus de concept-store design – pour ça, allez plutôt à Harajuku (quartier de Shibuya). On n’y trouve pas de vêtements signés de créateurs japonais fameux – visez dans ce cas Omotesando, une avenue de Shibuya. On a beau chercher, le soir, impossible de dénicher des néons criards et des écrans géants – mieux vaut traîner à Shibuya. Les grands musées se cachent plutôt à Roppongi (district de l’arrondissement de Minato), quant aux restaurants étoilés, ils sont à Ginza (quartier chic de l’arrondissement de Chuo).
Tokyo est constitué d’un puzzle de villages… Que trouve-t-on alors à Shimokitazawa ? Des magasins de disques à la pelle, des boîtes de jazz, des boutiques de vêtements vintage et… encore des boutiques de vêtements vintage, des maisons basses, des cafés minuscules qui ont chacun leur spécialité (le cappuccino, le granité de thé vert…), des épiciers qui vendent de vrais légumes, pleins de terre, venus d’Hokkaido, la plus septentrionale des quatre îles principales de l’archipel…
Il y a des vieux qui n’ont jamais quitté leur quartier et des jeunes qui rêvent d’une autre vie. Des gens simples mais aussi des cadres sup qui se sont fait construire de jolies maisons discrètes, des filles en kimono et d’autres en socquettes et minijupes, des garçons ultralookés et des employés de bureau.
Shimokitazawa, c’est ce « village » situé dans l’ouest de l’agglomération, dans l’arrondissement (dont le statut s’apparente à celui d’une ville) de Setagaya, le plus riche du Japon – le patron d’Uniqlo y habite. Il est très facile à rejoindre, à deux stations de train de la gare de Shinjuku et une de Shibuya. C’est complètement Tokyo, mais c’est aussi un monde différent, un mélange d’avant les Trente Glorieuses chez nous. Rafraîchissant, pas nostalgique, plutôt joyeux et dépaysant. L’autre Japon, celui dont on rêve.
L’immobilier y a moins souffert de l’inflation que dans certains arrondissements de la mégapole, il est un peu plus décati, certes, mais quelques maisons contemporaines commencent doucement à se glisser sur de micro-terrains, coincées entre deux petits immeubles de guingois… Du coup, les jeunes et les artistes, des musiciens surtout, s’y installent, ou viennent en bande le week-end pour boire des cafés, chiner et se créer des tenues qui ne ressemblent à aucune autre.
Une partie de la nouvelle génération japonaise, fruit de la crise et de la décroissance, fuit la modernité à tout prix pour retrouver d’anciennes valeurs. En réaction aux designers qui prônaient la sophistication dans le total look black, ils s’habillent de couleurs et de récup, ne jurent que par la vieille Europe, l’imperfection, l’improvisation… Dans ce Japon de l’efficience où tout est organisé pour qu’on n’attende jamais, ils trouvent amusant de faire la queue et très branché de patienter le dimanche devant un petit café à la mode pour obtenir un espresso. Le grand chic en ce moment : se customiser un sac à partir d’un cabas Ikea…
Le samedi soir, tout le monde se retrouve chez RPM, une boîte en sous-sol, un peu destroy, où passent les jeunes groupes de jazz, de rock et de funk japonais, pour des jam-sessions qui n’en finissent pas, ou à Shimokitazawa Three, la scène expérimentale. Contrairement à Daikanyama (quartier de Shibuya) ou à Kichijoji (quartier de la ville de Musashino), deux autres banlieues qui ont commencé à sérieusement s’embourgeoiser, Shimokitazawa parvient à se préserver. « Nous luttons contre la gentrification, assure Keiko. Par exemple, il y a encore une scierie dans le quartier et nous nous battons pour qu’elle reste ouverte. » « Moi, j’achète tous les matins des bonbons au vieux monsieur qui tient son stand minuscule à la sortie de la gare, je n’ai pas envie qu’il disparaisse », renchérit Kazuto, un autre habitant du quartier. Dans ces ruelles étroites, quasiment sans voitures, on flâne d’izakayas (bars à tapas japonais) en cafés hautement « instagrammables », et de petits cinémas en lieux de concerts improvisés.
Parfois, on tombe sur l’un de ces festivals traditionnels qui n’ont plus de raison d’être dans les quartiers modernes : en février, le Setsubun célèbre l’arrivée du printemps en jetant des haricots sur les oni, ces démons qui ont inspiré les mangas ; en août, le Bon Dance, où des filles en kimono dansent autour d’une tour en papier est surtout prétexte, pour la communauté locale et les hipsters en goguette, à des ripailles de plats traditionnels.
Dans un Tokyo qui s’apprête à recevoir les Jeux olympiques d’été en 2020 et qui éventre une grande partie de ses quartiers à l’ouest, autour d’un Shibuya miné de grues et assommé de bruit, Shimokitazawa reste une enclave cool, joyeuse et paisible. À s’offrir comme une parenthèse.