Contre toute attente, la transparence en design donne matière à réflexion. Une façon d’y voir plus clair sur notre époque ? Décryptage.
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Voir, c’est croire ?
C’est une vidéo qui a fait le buzz, postée le 15 mai dernier par l’influenceuse tech américaine Catherine aka CatGPT et vue depuis plus de 50 millions de fois : on l’y voit tenant à la main un smartphone complètement transparent. Aucune prouesse technologique derrière tout ça, juste une plaque de plastique de la taille d’un smartphone soit disant pour contrer notre addiction au « doomscrolling« .
L’histoire aurait pu s’arrêter là, si des internautes n’avaient pas crié à l’arnaque tandis que d’autres se sont laissés happer par cette vaste blague soulignant l’effet positif que l’utilisation de ce « methaphone » avait eu sur eux. Vendu 25 $ et rapidement sold out, ce gadget n’est que, dixit l’intéressée, « une représentation physique de notre anxiété collective. Ça ne fait rien, mais ça pourrait tout faire ». Blague à part, la transparence, sur laquelle toute projection est possible, a actuellement le vent en poupe dans le monde du design. Luminaire, table basse, vitrine, paravent… mais d’où vient cette volonté d’appliquer à nos intérieurs une politique de la transparence ?

Vitrines domestiques : ce que la transparence dit de nous
Comme chaque année, le bureau de prospective et de conseils NellyRodi mène une grande étude des tendances convergeant vers un sujet de société transversal. Cette année, leur expertise se porte sur l’intimité/extimité, avec pour fait observé un retour à la transparence dans tous les sens du terme : « D’un côté, on a de cesse de se planquer dans nos maisons car c’est un refuge à l’heure où tout est très précaire, admet Vincent Grégoire directeur Consumer Trends & Insights de l’agence. On se blinde de l’intérieur et en même temps, on n’a de cesse de s’ouvrir vers l’extérieur. On documente ainsi sur les réseaux sociaux sa déco, ses travaux, etc. » Un sujet en adéquation avec l’exposition de l’an dernier du MAD Paris, « L’intime, de la chambre aux réseaux sociaux », qui questionnait le rapport à l’intime et ses transformations au cours des siècles. A son paroxysme, cette transparence à tous les points de vue s’applique aussi aux matériaux utilisés dans les récentes créations design.
Plus improbable, la transparence vient détourner des objets de leur fonction première : ainsi, Niklas Jacob signait en 1997 Separet, un paravent entièrement translucide. Il n’est donc plus question de (se) cacher mais d’exhiber fièrement ses objets-totems. « En cuisine, il y a une réelle tendance à enlever les portes ou encore à mettre des portes vitrées aux rangements pour montrer les accessoires et le petit électroménager, continue Vincent Grégoire. Autant de détails qui font office de marqueurs sociaux que l’on est fier de montrer. »

Même aspiration du côté de la chambre, où les armoires, lorsqu’il ne s’agit pas de simples portants, sont également hackés à coups de portes transparentes. « On assiste à une « vitrinisation » de la décoration intérieure. Que ce soit les fringues, les livres, les ustensiles de cuisine, le moindre objet en dit long sur la personne et sa personnalité. Nous sommes des hyper-curateurs qui mettent en scène nos trouvailles. »
Politique de la transparence
A l’heure où la transparence revêt différentes définitions (traçabilité, neutralité, sens moral et éthique, etc.) et s’applique à tout un art de vivre (et de consommer), de l’alimentation à la beauté en passant par la mode, la déco n’est pas exempte de cette notion hautement valorisée. Dans un monde où les technologies sont de plus en plus obscures et opaques, il faut inspirer de la confiance. Et pour répondre aux attentes des consommateurs en matière de clarté, cela passe par mettre en scène la fabrication, montrer les moindres détails.


En guise d’exemples, Vincent Grégoire cite le travail précieux du Coréen Young Nam Kim, exposé en avril à la galerie Rossana Orlandi, livrant une version tout en verre du « ham » cette boîte en laque utilisée traditionnellement pour accueillir la dot de la mariée, dont il a gardé apparent uniquement les charnières de métal. Beaucoup moins poétique mais plus concernant au quotidien, citons la marque française de toilettes design Trone qui a imaginé Icône, un modèle au réservoir d’eau tubulaire entièrement transparent, afin « de rendre visible et faire prendre conscience à chacun de notre consommation d’eau au quotidien » (sic).
Charge mentale translucide : quand la déco devient obsédante
Sublimer l’intime pour mieux témoigner de notre richesse intérieure est le leitmotiv du moment. « La faute à un effet Marie Kondo généralisé qui a atteint ses limites ! Pardon, mais on s’ennuie énormément quand tout est minimaliste, rétorque le directeur Consumer Trends & Insights de NellyRodi. Au milieu d’un flot continu d’images et autres contenus retouchés et générés par IA, Millenials et GenZ mettent en scène leurs objets par peur d’être anonymes. On remet de la théâtralité pour témoigner de son authenticité. »



La transparence se manifeste pas seulement par l’absence d’éléments comme les placards et les portes, mais aussi, évidemment, par des matériaux ou des surfaces ajourées. Verres, résines et plexiglas permettent de filtrer la lumière et de créer des jeux de reflets, selon l’intensité de leur opacité et des dégradés ou des projections de couleurs selon leurs teintes. On pense aux tables d’appoint Striche en verre de Murano du designer italien Matteo Zorzenoni pour Miniforms ou encore celles, baptisées Pivot, de Tomás Alonso pour Hermès.
Reste que la transparence ne souffre pas la médiocrité : « La transparence doit être irréprochable, nickel, elle coexiste donc difficilement avec des animaux de compagnie et des enfants, au risque de passer son temps des chiffons à la main ! », conclue, non sans humour, Vincent Grégoire. La transparence, cette charge mentale insoupçonnée.
> Photo de Une : La Cabane éclatée aux plexiglas colorés et transparents, Situated Work (2007), de Daniel Buren, permet de déambuler pour avoir des points de vue différents sur cette « maison » en trois dimensions.
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