Pourquoi continuer à éditer en 2021 du mobilier conçu au siècle dernier par Salvador Dali (1904-1989) ? Pour Ramon Ubedà, directeur artistique de l’éditeur BD Barcelona, la réponse est limpide : « Parce que ce sont des créations artistiques et que l’art vit plus longtemps qu’un lave-linge, même bien dessiné. »
BD Barcelona s’est d’abord appelée Boccaccio Design. Pourquoi Boccaccio ? Parce que c’était le nom d’une boîte de nuit dont le propriétaire, Oriol Regàs, fut le premier soutien financier de l’éditeur. Jordi Arnau, son actuel directeur général, nous rappelle ce que c’était de vivre à rebours de l’ordre établi, trois ans avant la fin du franquisme et dix ans avant la Movida. « On pouvait aller en prison pour avoir conçu une publicité jugée indécente. Collaborer avec Dali, bien que mondialement célèbre, c’était aller dans le sens de la contre-culture », nous explique-t-il. La preuve par trois meubles emblématiques du catalogue de BD Barcelona.
1/ Vis-à-vis de Gala (1935-1937)
Un peu d’histoire pour commencer. Dès 1935, Dali commence à dessiner du mobilier au diapason de son goût surréaliste et fantasque. Le Catalan se moque bien de l’épure élégante typée Art déco, le design est pour lui un moyen comme un autre d’exprimer sa fantaisie débridée.
Il s’attaque alors à une typologie un brin désuète : le vis-à-vis. Comme s’il était indécent pour un couple non marié de s’asseoir sur le même sofa, la morale a inventé ce double fauteuil qui permet de converser, tout en gardant une distance respectueuse. Toqué d’anthropomorphisme, Salvador Dali orne le dossier de son vis-à-vis d’un gracieux bras de laiton doré qui épouse le haut du dossier en ligne serpentine avant de terminer sa course en main de femme arborant une bague à pierre violette.
De l’autre côté du vis-vis, son pendant masculin tient une montre. Ce sofa est tendu de soie d’un rose presque aussi shocking que celui qu’affectait la couturière italo-parisienne Elsa Schiaparelli, avec laquelle Dali a travaillé. Chez BD Barcelona, ce Vis-à-vis de Gala existe aussi, comme renouvelé, habillé de noir.
2/ Canapé Dalilips (1936)
A la fin des années 1930, Dali séduit l’ensemblier-décorateur français Jean-Michel Frank, pourtant prosélyte des intérieurs dépouillés. Ce dernier réalise un « petit théâtre de cinéma privé » pour l’hôtel particulier du baron Roland de L’Espée. Entre deux théâtrales loges à balcons et rideaux, Frank place un sofa dessiné quelques années plus tôt par Salvador Dali pour le poète et mécène surréaliste Edward James. Ce dernier a demandé à Dali de fabriquer un objet présent dans sa toile- collage Le Visage de Mae West pouvant être utilisé comme appartement surréaliste (1934-35). Inspiré par la bouche de l’actrice américaine, ce canapé est tendu de soie vermillon sur une base en bois.
1972 à Barcelone. Trois ans avant la fin du franquisme, parmi les jeunes architectes et designers contestataires qui ont fondé BD Barcelona, l’architecte Oscar Tusquets Blanca jette son dévolu sur Salvador Dali et son incroyable aura internationale. Tusquets s’implique dans le projet de nouveau théâtre-musée Dali de sa bonne ville de Figueres, au nord de Barcelone qui ouvre ses portes en 1974. Une salle Mae West va y évoquer son visage par anamorphose, comme dans le tableau de 1935.
Le fronton de l’entrée est surmonté d’une gigantesque perruque d’un bon kilomètre de cheveux artificiels. Dans le champ de vision des visiteurs, les yeux de la star sont des tableaux, son nez une cheminée et sa bouche… une nouvelle version du sofa d’avant-guerre. 300 canapés rebaptisés Salivas Sofa sont produits dans les années 1970 par BD Barcelona. Le modèle ressort en 1994 sous le nom DaliLips. Et depuis 2004, il peut faire la moue dehors puisqu’il est désormais réalisé en polyéthylène rotomoulé. A noter que l’éditeur italien Gufram édite, lui, un canapé ressemblant, mais dessiné par le collectif Studio 65 en 1970 en adaptant le concept de Dali à la bouche de Marylin Monroe.
3/ Bain de soleil Portlligat (1962)
BD Barcelona vient de ressortir dernièrement le bain de soleil Portlligat, du nom de la villa surréaliste que le peintre s’est aménagé près de Cadaquès. En 1962, Dali dessine cette chaise longue rien que pour lui dans l’esprit anthropomorphique qu’il cultive depuis ses débuts.
Dans le modèle réédité à l’identique par BD Barcelona, la structure est en iroko et les roues en polyamide. Un matelas en mousse étanche qui remonte jusque sous la tête a également été prévu. De loin, la chaise fait figure de discrète élégante, mais elle semble prête à s’animer à mesure qu’on s’en approche, pourvue qu’elle est de bras, de mains, de jambes et de pieds. Cette singulière création est produite en édition numérotée mais pas limitée. Et le projet a bien sûr été avalisé par la Fondation Gala et Salvador Dali…