Dans un château en Suède, l’été, un petit prince rêvait d’art et de culture… Dans les années 1920, Sigvard et sa famille, les Bernadotte, qui règnent sur la Suède, n’y passent que l’été, à l’écart de la cour. A Stockholm, personne ne demande au jeune prince autre chose que de tenir son rang, derrière son frère aîné appelé à devenir roi. Dans l’expression « cage dorée », il y a cage… Et les ors de la couronne lui pèsent. Pour Sigvard, la pression des conventions alliée à celle d’un avenir tout tracé ne se relâche que lors de ces étés au lifestyle plus décontracté. Sous l’influence de sa mère, Margarethe, petite-fille de la reine Victoria, il se rapproche du monde des arts…
Rebelle sans cause, Sigvard se distingue d’abord en devenant le premier Bernadotte à passer des examens. A l’université d’Uppsala, il étudie l’anglais et l’histoire de l’art. En 1929, il intègre la Konstfack de Stockholm, où il étudie les arts décoratifs. L’inclination devient plus concrète quand il travaille à la scénographie de pièces de théâtre ou sur des tournages de films. Sa famille l’autorise finalement à voyager. Fatalement, Sigvard se frotte aux ruptures stylistiques de son temps dans le Munich puis le Berlin des années 1930.
Le jeune aristocrate s’enhardit et file ensuite aux Etats-Unis. Sous le pseudonyme de M. Holgers, il débarque à Hollywood pour travailler comme assistant dans le cinéma. Sa hantise, c’est de faire les choses comme un prince en visite alors qu’il veut s’éloigner de la vacuité de la cour. En 1934, de retour à Berlin, il épouse sans demander l’autorisation à qui que ce soit une certaine Erica Patzek. En réaction, sa famille lui retire tous ses titres et privilèges ! D’un côté, c’est la perte d’avantages qu’il a toujours connus ; de l’autre, il a désormais l’esprit et les mains libres pour travailler alors que rien dans son éducation ne l’y préparait.
Pas folle, Son Altesse avait déjà sondé un tout autre secteur, qu’on n’appelait pas encore design, mais dont il pressentait qu’il pourrait devenir pourvoyeur de royalties sonnantes et trébuchantes. Aux Etats-Unis, dès les années 1930, il avait observé ces esthètes entreprenants qui donnaient des formes nouvelles aux choses. En suédois, designer se dit d’ailleurs formgivare… L’élégant Sigvard en avait profité pour s’introduire auprès de sommités comme Raymond Loewy, Walter Dorwin Teague ou Donald Deskey. A leur exemple, Bernadotte va fonder à Copenhague son studio de design-conseil. De fait, il crée la toute première agence de ce type en Scandinavie et en Europe. B & Bjorn, nom un tantinet camouflage, est installé à Copenhague, dont la reine Ingrid est sa sœur. Ça crée des liens…
Élevé dans l’argenterie de famille, Bernadotte dessine dès ses 23 ans des couverts en argent géométriques, élégants et modernes. Il donne aussi naissance à des objets du quotidien plus simples. En 1950, ses bols Margrethe en mélamine thermo-durcie sont démocratiquement entrés dans des milliers de cuisines du nord de l’Europe. Il leur donne le prénom de sa nièce (l’actuelle reine de Danemark). En rouge, blanc, vert, jaune ou bleu, cette modeste commande du fabricant hollandais Rosti fait un carton. Parmi les designers ayant travaillé sur le bol Margrethe, on découvre le jeune Jacob Jensen bien avant qu’il ne devienne le DA de Bang & Olufsen. En 1968, Rosti et Bernadotte ont tenté de changer la ligne du bol Margrethe, mais les clients n’ont pas suivi.
Grâce à Bernadotte, les presse-citrons, les pichets et les boîtes à œufs ont pris des formes et des couleurs. Ses grille-pains d’acier et de Bakélite sont pyramidaux mais pétris d’une rigueur austère. Cocotte écarlate ou machine à écrire typiquement fifties, Bernadotte & Bjorn enchainent des années de projets. Rien ne les arrête : graphisme, impression textile, mobilier, tapis ou aménagements de bateaux de croisière. Tout reste esthétique. Même son petit ventilateur Bahco de 1957 ressemble à un camélia bleu. Bernadotte est ainsi devenu un designer industriel pour lequel économie et ergonomie primaient sur tout coup d’éclat. L’homme, qui n’a jamais récupéré son titre de prince, en a décroché d’autres que personne n’a pu lui enlever…
Bernadotte intime
7 juin 1907 : naît au château de Drottningholm près de Stockholm.
8 mars 1934 : épouse à Berlin une roturière Erika Patzek. Il perd titres et privilèges.
14 octobre 1943 : divorce
26 octobre 1943 : épouse Sonja Robbert, créatrice de mode danoise
21 août 1944 : naissance de son fils, Michael Bernadotte.
2 juillet 1951 : Sa cousine, la grande-duchesse du Luxembourg, le fait comte de Wisborg.
1958 : fonde une succursale de B & Bjorn à Stockholm
6 juin 1961 : divorce
30 juillet 1961 : épouse Gullian Marianne Lindberg
4 février 2002 : s’éteint à 94 ans. Il était le dernier en vie des arrière-petits-enfants de la reine Victoria…