Alors qu’on n’a jamais autant parlé de disruption, comment se sont rompues les chaînes successives de la tradition dans l’histoire du design ? Bien des mouvements qui se sont succédé dans l’histoire du design sont l’œuvre de créateurs libres, et pas forcément jeunes. Leur point commun ? La volonté de se projeter dans le futur. Ils brûlaient parfois les ponts derrière eux ou y piochaient des éléments qu’ils réadaptaient… mais même quand ils rejetaient le passé, ils le connaissaient en tout cas parfaitement. Les Italiens incarnent bien cette attitude, diffusant dans le monde des chaises en plastique rouge tout en ayant l’œil qui brille quand ils se réclament de Leonard de Vinci…
C’est peut-être aussi pour cela que l’on ne doit pas s’étonner de toujours voir dans les intérieurs de ceux qui « changent la donne », d’Andy Warhol à Jeff Koons, des œuvres d’art ou des objets des plus classiques, parce qu’ils ont eux aussi marqué une rupture en leur temps. Nous avons retenu ici huit moments charnières qui font de l’histoire du design du XXe siècle depuis l’Art déco, un long fleuve traversé de courants…
Art déco (1910-1939)
À partir de 1910, les figures de l’Art déco se détachent de l’Art nouveau (né fin XIXe), ou Art nouille, et de ses volutes. Et dès 1925, dans les salons de décoration et dans les commandes des clients, le style se fait plus géométrique. À Paris, Bruxelles ou Bombay, l’Art déco devient le premier mouvement mondialisé.
Si, à mi-carrière, la décoratrice, laqueuse et architecte irlandaise Eileen Gray (1878-1976) avait commencé à sophistiquer encore l’Art déco, notamment par ses finitions, désireuse de plus de modernité, elle le rejette finalement. Son paravent Brick Screen parle encore d’Art déco, mais ses tapis, notamment le St. Tropez, par son graphisme (ClassiCon), annoncent déjà la vogue de l’acier tubulaire. Son fauteuil Bibendum, inspiré du bonhomme Michelin, convient, lui, moins aux lambris parisiens qu’à sa villa E-1027 (1929), à Roquebrune-Cap-Martin (06), écrin d’une solaire hygiène de vie toute neuve.
Si le père à tuer fut pour beaucoup de créateurs l’Art déco, celui d’Eileen Gray fut aussi le machisme. Elle qui a tenu galerie à Paris sous un nom d’homme, a longtemps été ignorée par ses pairs, ne revenant en grâce, sous la houlette d’antiquaires, qu’au soir de sa vie. Elle aussi qui a adhéré à l’Union des artistes modernes (UAM), fondée en 1929 par Jean Prouvé, Charlotte Perriand, Le Corbusier, Pierre Jeanneret et Robert Mallet-Stevens, novateurs patentés anti-carcan. L’UAM vit de 1929 à 1958, se fond avec le Centre de création industrielle en 1969 avant de se mêler en 1992 au musée national d’Art moderne. Eileen Gray « game changer » s’est, de fait, inscrite dans la durée.
De Stijl (1917-1932)
Le mouvement artistique De Stijl (du style en néerlandais) a été fondé en 1917 par le peintre et architecte néerlandais Theo Van Doesburg (1883-1931). La revue du même nom qu’il publie diffuse des idées « néo-plasticiennes », celles de son collègue peintre Piet Mondrian (1872-1944). De Stijl influence aussi des architectes tels que Gerrit Thomas Rietveld (1888-1964).
Son idée est de redéfinir la beauté dans le chaos de la fin de la Première Guerre mondiale. Son langage se veut universel. Lignes droites, couleurs primaires : tout devient abstrait mais lisible. Il n’est De Stijl que vertical ou horizontal. Van Doesburg et Mondrian se fâchent quand le premier parle d’introduire des diagonales.
En 1923, les architectes Sybold Van Ravesteyn (1889-1983) et J.J.P. Oud (1890- 1963), membres du mouvement, remarquent les tapis et paravents d’Eileen Gray. Celle-ci crée d’ailleurs, en 1922, une petite table baptisée De Stijl (ClassiCon). En 1925, elle visite la villa Schröder, à Utrecht, manifeste néo-plastique signé Rietveld. Quatre ans plus tard, elle finit sa villa E-1027, sur la Côte d’Azur, avec Jean Badovici. Les mouvements se succèdent et s’influencent, comme De Stijl avec le Bauhaus via Theo Van Doesburg. En 1918, Rietveld, également ébéniste, conçoit sa chaise Rouge et Bleu (Cassina). Elle a beau être « très Mondrian », elle annonce le Bauhaus…
Bauhaus (1919-1933)
Le plus connu des mouvements esthétiques du XXe siècle naît des conséquences de la Première Guerre mondiale. Henry Van de Velde (1863- 1957), expulsé de l’École d’art et d’artisanat de Weimar parce que belge, recommande pour lui succéder l’architecte Walter Gropius (1883- 1969), qui propose d’y intégrer les beaux-arts.
Dans sa profession de foi pour obtenir le poste, Gropius propose une vision : construire pour améliorer la vie quotidienne, à travers une démarche collaborative. L’idée essaime durant dix-neuf ans en Allemagne avant de conquérir le monde. Son fauteuil F51, qu’il a dessiné pour son bureau, est toujours édité (Tecta). Pour Mies van der Rohe (1886-1969), dernier directeur de l’école, l’esprit du Bauhaus s’est d’autant plus propagé que ce n’était qu’une idée, celle de « construire » autrement pour établir le futur, en architecture, peinture ou sculpture.
En 2020, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a déclaré vouloir profiter du pacte vert européen pour lancer un « nouveau Bauhaus européen », source de projets en faveur du changement climatique. Des voix se sont élevées pour parler du Bauhaus et de l’inégalité entre hommes et femmes ou de sa proximité avec les nazis, qui l’ont fermé. Las, le Bauhaus est devenu un idéal de modernité, notamment via le succès du fauteuil Wassily (1925, Knoll), de Marcel Breuer, adopté par le peintre Kandinsky dans sa villa du Bauhaus (où il enseignait). Si ses lignes rappellent le mouvement De Stijl, elles annoncent déjà le Style international…
Style international (1930-1960)
Des années 1920 à 1980, le Style international concerne d’abord l’architecture et, par extension, le mobilier qu’on dispose à l’intérieur, souvent signé d’architectes faisant rayonner le mouvement moderne : les sièges et tables Tulip d’Eero Saarinen (Knoll), ou les sièges LC, de Le Corbusier, Jeanneret et Perriand (Cassina), voire le mobilier de Richard Neutra sur fond de villas de la côte Ouest…
Plutôt que de s’opposer, ce style participe autant du Bauhaus, voire de De Stijl, que de la propension des constructeurs américains, ivres de verre et d’acier, à construire plus grand. À New York, l’architecte Philip Johnson expose l’architecture moderniste au MoMA dès 1932. Quand Mies van der Rohe, qui incarne littéralement le Bauhaus depuis son exil à Chicago, élève le Seagram Building à New York, aucun ne se donne la peine de fustiger le passé.
Ce style est davantage une évolution qu’une révolution. Même de potentiels rivaux, comme Le Corbusier (qui n’a construit qu’une fois en Amérique), apprécient de la même manière les toits-terrasses et les gratte-ciel où l’on aperçoit encore aujourd’hui le mobilier des grands maîtres. Ce dépouillement chic plaît tant qu’il s’impose définitivement à partir des années 80. À New York, l’aéroport Kennedy, d’Eero Saarinen, n’est-il pas récemment devenu un hôtel branché ?
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