Le communiqué est venu de Chicago, le 16 mars 2021. Lorsque leurs noms furent annoncés comme récipiendaires du Pritzker Prize 2021, l’unanimité ne s’est pas fait attendre. Hormis quelques rares exceptions pour qui ne pas se réjouir semblait soudain subversif, la distinction d’Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal, lauréats de la récompense la plus prestigieuse en matière d’architecture, était une excellente nouvelle.
Pour la France d’abord – ne gâchons pas notre plaisir ! –, mais surtout pour l’architecture et, plus particulièrement, pour le logement, leur cheval de bataille depuis plus de trente ans. Ce n’est que la troisième fois que des architectes français sont récompensés depuis la création du Pritzker Prize, après Christian de Portzamparc, en 1994, et Jean Nouvel, en 2008.
Les seuls en France taillés pour le costume
Ils confient avoir été surpris lorsque Martha Thorne, directrice exécutive du prix, leur a téléphoné. Ils sont pourtant les seuls en France, aujourd’hui, à être taillés pour le costume. Combien de Français peuvent se targuer d’être reconnus au-delà de nos frontières ? Très peu. Or, pour obtenir un Pritzker Prize, c’est une condition sine qua non.
Leur aura et le respect qu’ils imposent va effectivement bien au-delà des frontières hexagonales. Tous deux enseignent d’ailleurs dans de prestigieuses écoles : elle, à l’ETH Zürich, et lui, à l’UdK Berlin. Leur nom bruissait ainsi depuis quelques années. Cela devait arriver. C’est désormais chose faite, qui plus est, au cours d’une année particulière, qui a vu le monde basculer dans la crise sanitaire.
Un sentiment de collectivité
Pour Alejandro Aravena, président du jury du Pritzker Prize et lauréat lui-même en 2016 : « Cette année, plus que jamais, nous avons ressenti que l’humanité formait un tout et que nous en faisions partie. Que ce soit pour des raisons de santé, politiques ou sociales, il est nécessaire de créer un sentiment de collectivité. Et comme dans tout système interconnecté, être juste envers l’environnement, l’humanité, c’est être juste envers la prochaine génération. Lacaton et Vassal sont radicaux dans leur délicatesse et audacieux dans leur subtilité, dans une attitude respectueuse, mais directe dans leur approche de l’environnement bâti. »
Le tandem, couple à la scène comme à la ville, figure parmi ces architectes engagés qui, avec opiniâtreté, refusent tout compromis et restent fidèles à leurs principes depuis leurs débuts. Ils font partie du cercle très restreint de ceux qui n’ont jamais tergiversé avec les valeurs auxquelles ils croient, avec leurs convictions profondes, quitte à refuser une commande ou à claquer la porte en cours de route.
En récompensant Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal, le Pritzker Prize envoie un signal fort : celui d’une architecture moins dispendieuse, plus attentive à celles et ceux à qui elle est destinée et en rupture franche avec les logiques obsolètes de tabula rasa.
Lacaton et Vassal interrogent la commande
Anne Lacaton, 65 ans, et Jean-Philippe Vassal, 67 ans, sont tous deux diplômés de l’école nationale supérieure d’architecture de Bordeaux, en 1980. Ils ont créé leur agence, à Paris, en 1987. Dans les années 80, Jean-Philippe Vassal a passé plusieurs années au Niger, années qui ont imprimé sa façon d’envisager l’architecture.
Leurs premières réalisations concernent surtout des maisons : l’appartement Cotlenko, à Bordeaux, en 1989, avec Jacques Hondelatte, la maison Latapie, à Floirac, en 1993, une autre maison à Bordeaux, en 1999. Refusant systématiquement toute démolition, comme les solutions standard, au profit de réponses alternatives, ils ont toujours considéré que ce qui était déjà là prévalait.
Si l’esthétique très brute de leurs bâtiments leur est parfois reprochée, celle-ci n’est que la conséquence d’un positionnement intellectuel consistant à mettre l’argent là où il est le plus utile : la surface. Ainsi, leurs projets ont en commun d’offrir toujours plus d’espace, de sortir de visions comptables étriquées.
Construction pédagogique
Lors du concours pour la construction de l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Nantes, livrée en 2009, en bord de Loire, ils décident de doubler la surface qui était demandée par le programme. Une manière d’offrir des espaces en plus, intermédiaires, non déterminés et ouverts à l’appropriation.
« Aux espaces du programme sont associés d’amples volumes, en double hauteur, aux fonctions non attribuées, dont les façades transparentes captent les apports solaires et assurent le climat intérieur. À l’initiative des étudiants, des professeurs ou des invités, ces espaces deviennent le lieu d’appropriations, d’événements et de programmations. À tout moment, l’adaptation de l’école à de nouveaux enjeux et sa reconversion sont possibles. Tel un outil pédagogique, le projet questionne le programme et les pratiques de l’école d’architecture autant que les normes, les technologies ainsi que son propre processus d’élaboration », expliquent Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal.
Faire tomber l’inutile et tripler la surface exploitable
Pour ce faire, les matériaux et la structure sont bruts, choisis pour l’économie de moyens qu’ils autorisent. Et c’est toujours la même histoire. Avec eux, le premier acte consiste d’abord à interroger la commande, quitte à la reformuler totalement et à répondre de la manière qui leur semble la plus juste.
On leur doit la rénovation du palais de Tokyo, à Paris, effectuée en deux phases : la première en 2001, date de son inauguration, et en 2012, pour achever la métamorphose de cette puissante architecture de béton. Ils y ont fait tomber l’inutile et triplé la surface exploitable. Leur référence ?
Le Fun Palace, développé en 1961, une architecture utopique et visionnaire du Britannique Cedric Price prônant avant l’heure la flexibilité et l’indétermination, mais jamais réalisée. En 2015, au FRAC Nord-Pas-de-Calais, à Dunkerque, plutôt que de rénover une halle portuaire existante, ils l’ont laissée intacte et créé son double.
Sortir du cahier des charges et répondre volontairement à côté
Une façon d’augmenter substantiellement les surfaces d’exposition et de multiplier les possibles. Ils transgressent ainsi systématiquement la commande, sortent du cahier des charges, répondent volontairement à côté. En funambules, ils évoluent sur un fil, le risque d’être exclus n’étant jamais très loin.
Concernant le projet d’embellissement de la place Léon-Aucoc, à Bordeaux (1996), ils ont tout simplement suggéré de ne rien faire, évitant ainsi toute dépense superflue au profit de simples travaux d’entretien. De leur point de vue, la place portait déjà en elle toutes les qualités nécessaires d’un espace public qui fonctionne.
Inutile d’en rajouter. Dans la capitale britannique, en 2016, ils ont concouru pour le déménagement du Museum of London vers le West Smithfield Market. Ils ont proposé de n’utiliser que la moitié du budget alloué (130 millions de livres), considérant qu’il était bien supérieur à la somme nécessaire pour transformer l’ancien marché en espace muséal. Ils ne furent pas lauréats.
Lacaton et Vassal offrent plus
Parallèlement à ces équipements publics, le logement est au cœur de leurs préoccupations. La crise sanitaire et les confinements successifs ont légitimé leurs combats. Nombreux sont celles et ceux qui ont éprouvé les limites de leur habitation puisque, du jour au lendemain, il fallait y vivre, mais aussi y travailler, faire l’école aux enfants… Tout ce que défendent Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal sonnait alors comme une évidence.
Car lorsqu’ils s’attellent à l’habitat, ils n’ont qu’une idée en tête : offrir plus. Plus d’espace, plus de lumière, plus de liberté. À la démolition qu’ils considèrent comme une aberration écologique et économique, ils préfèrent la transformation qu’ils estiment toujours possible pour peu qu’on porte un regard bienveillant sur une situation.
Équerre d’argent en 2011
Faire avec ce qui est déjà là, même lorsqu’il s’agit de réhabiliter un patrimoine souvent jugé hâtivement médiocre. À Paris, dans le XVIIe arrondissement, au pied du périphérique, ils ont transformé la tour Bois-le-Prêtre en ajoutant sur toutes les façades une série de jardins d’hiver qui étendent généreusement les surfaces des appartements.
Avec ce projet mené avec Frédéric Druot, ils obtiennent l’Équerre d’argent en 2011 et montrent qu’une autre voie est possible pour rénover le patrimoine des années 60. Avec Christophe Hutin et Frédéric Druot, ils réitèrent l’expérience à plus grande échelle, à Bordeaux, avec les 530 logements du quartier du Grand Parc, repensés sur le même principe.
Le logement comme un vêtement
« Une bonne architecture est ouverte –ouverte à la vie, ouverte pour renforcer la liberté de chacun, lui permettant de faire ce qu’il a à faire. Elle ne doit pas être démonstrative ou imposante, mais familière, utile et belle, mais aussi capable d’accompagner la vie qui s’y déroulera », explique Anne Lacaton, qui envisage, avec Jean-Philippe Vassal, le logement comme un vêtement, lequel s’adapte au gré des saisons et des températures.
Le bon sens, la générosité, mais aussi la radicalité des propositions : voilà, en somme, ce qui caractérise le travail de Lacaton & Vassal, dont le talent et l’engagement méritaient bien un Pritzker.