Quand Fritz Hansen sollicite Carla Sozzani pour redéfinir les couleurs de ses trois chaises iconiques signées Arne Jacobsen, l’éditeur danois fait appel à une étoile de la mode, mais peu connue du grand public. Cette Milanaise en a pourtant reçu du monde en trente ans d’expositions de photographie, d’art et de design. Il faut dire que Carla Sozzani est à la fois journaliste de mode, galeriste d’art, de design et de photographie, mais aussi pionnière du concept-store. La femme vêtue de noir et blanc qui nous accueille à la Fondation Azzedine Alaïa, dont elle est la présidente, en a vu de toutes les couleurs. C’est en qualité de fan numéro un d’Arne Jacobsen qu’elle pense avoir été choisie par Fritz Hansen. Il faut dire qu’elle a toujours eu des fauteuils Egg et Swan chez elle. La chaise 3107, en rouge, est très tôt entrée dans sa cuisine et ses bureaux. Plus tard, elle a exposé ces modèles à Milan dans sa fameuse galerie « 10 Corso Como ». Les sièges Egg s’y sont pavanés, customisés par le peintre et sculpteur israélien Tal R, avant de s’envoler pour la Corée. « Je crois que la plupart des pièces de mobilier éditées et signées Jacobsen, je les ai possédées », conclut Carla.
Quand elle a dû proposer une nouvelle palette de couleurs à Fritz Hansen, Carla Sozzani a étudié celle d’Arne Jacobsen, composée de teintes vives mais jamais criardes. Le métier de coloriste est parfois taxé à tort de légèreté… Travailler pour un projet à l’enjeu de taille n’a jamais empêché la créatrice d’en mener plusieurs de front. Ne plancher que sur un seul d’entre eux la ferait paniquer. Elle préfère butiner d’une chose à l’autre… avant de revenir à la première. « Dans la vie, j’ai eu la chance de rencontrer des gens et des situations qui m’amenaient toujours à quelque chose de différent. Les drames font la même chose », ajoute-t-elle, philosophe. À ce niveau de création, quelle est la part d’inné ? Carla Sozzani évoque son père, Gilberto, ingénieur dans la construction, qui les emmenait, sa sœur – Franca Sozzani (1950-2016), rédactrice en chef culte de Vogue Italia – et elle, visiter des bâtiments, des ponts ou des églises. Carla rêvait alors d’architecture et de beaux-arts, mais poursuivra finalement des études littéraires, que son père trouvait plus convenables. Elle comprend aujourd’hui combien cela contribua à lui permettre de toucher à tout.
Choisir, proposer, montrer…
Encore étudiante, la jeune fille débute en 1968 comme journaliste de mode à Vogue Italia. Elle quitte la rédaction vingt ans plus tard pour fonder la version italienne d’Elle. Elle s’y occupe également de design, de cinéma et de cuisine. « J’ai pris l’habitude de travailler à 360° dans plusieurs domaines. Quand j’ai été licenciée d’Elle, j’ai ouvert le magasin 10 Corso Como que j’ai conçu comme si c’était mon magazine. Choisir, proposer, montrer… Sauf que là, l’impact de mes choix était immédiat. » En 1990, 10 Corso Como n’était qu’une galerie de photo avec un café attenant. « Les gens se posaient des questions mais moi, j’étais convaincue que c’était une belle façon d’engager une conversation avec eux », analyse-t-elle. Très vite, ils y trouveront des articles de mode (homme et femme), des cosmétiques, des objets de décoration, des accessoires, de la vaisselle, des vases, des livres… Des marques « sourcées », toutes singulières, pointues, souvent en séries limitées et qu’on n’avait jamais vues ailleurs. Rappelons que Colette, fameuse adresse parisienne, n’a été inaugurée qu’en 2000…
Pour l’Italienne, en réaction au consumérisme frénétique, le post-confinement sera marqué chez le client par une plus grande attention à la qualité de ses achats. En attendant, le champ d’observation de l’entrepreneuse s’étend. Le 10 Corso Como Shanghai est arrivé au terme de sa licence de sept ans. La réouverture de celui de New York dépendra de la situation sanitaire d’ici la fin de l’année. Mais à Séoul, les deux adresses, qui n’ont jamais fermé, marchent très bien. Née à Mantoue, Carla Sozzani vit, elle, entre Milan et Paris où elle a établi, dans le XVIIIe arrondissement, la galerie de la fondation qui porte son nom. En 2002, elle avait acquis cet espace industriel repéré en allant à l’aéroport. Son compagnon, l’artiste américain Kris Ruhs, vient de le réaménager. « Pour la fondation parisienne, j’opère comme toujours. Il faut du temps et de l’organisation. De l’amour pour ce que l’on entreprend, mais rien de nonchalant non plus », confie celle qui ne porte pas de regard rétrospectif sur son parcours. « Je ne fais pas de bilan. Car sinon, je penserais que je n’ai rien réalisé ! (Rires.) C’est terrible. Chaque jour est nouveau et l’on peut toujours faire mieux, aborder des domaines inconnus. Je me considère encore comme une débutante. » La beauté de l’existence – ce sel de la vie – réside bien chez elle dans la découverte.