Pourquoi diable quitter Paris pour Lisbonne ?
Noé Duchaufour Lawrance : Mais je ne suis pas parti, je suis encore là ! Disons que je suis moins présent… Je peux d’ailleurs dire la même chose de ma situation à Lisbonne, parce que je suis tout le temps en déplacement. Je n’ai jamais autant voyagé que cette année !
Pourquoi vous partagez-vous entre Paris et Lisbonne ?
À l’origine, il y a l’envie de goûter un art de vivre différent. À Lisbonne, dès qu’il y a du vent, je vais faire du kitesurf à une demi-heure du centre-ville. Un jour, à Paris, je me suis rendu compte que je n’allais plus dans une agence de création mais « au bureau ». Le matin, je finissais par quitter l’agence pour dessiner au café pendant deux heures. Il me fallait m’extraire de mon environnement pour travailler et me sentir bien. De retour à l’agence, je passais dans un tunnel de rendez-vous quotidiens. Je me suis senti mal. Cet outil que j’avais fabriqué, je ne voulais pas en être l’esclave.
Une prise de conscience ou une crise ?
Je pense que c’est le lot de beaucoup de gens. Nous en sommes tous là à cause d’un système. Aujourd’hui, avec le recul, j’observe que j’entreprends à peine moins de projets mais avec une vraie qualité de travail, que j’en retire du plaisir et, finalement, un stress diminué par quinze. Donc pour l’instant, je ne m’en sors pas trop mal !
Qu’apporte de spécial au designer le Portugal ?
À force d’entendre « C’est fabriqué au Portugal », je me suis dit qu’il devait s’y trouver des métiers et des savoir-faire spécifiques. En Europe, les trois quarts de la production de luxe, moyen et haut de gamme, sont réalisés là-bas. Parce qu’il y existe un artisanat de qualité encore abordable. Mais le prix des choses augmente très vite avec l’arrivée massive des Français ! (Rires)
Et la qualité de vie ?
Choisir le Portugal, c’est avoir accès à une plateforme européenne, reliée à la mer, qui donne une impression de simplicité, quotidienne et traditionnelle. C’est vrai de la réalisation d’un produit. Et aussi au jour le jour. Cet idéal de vie, je le retrouve en Italie. Sauf que je n’y ai repéré aucune ville qui soit à la fois connectée au monde, proche de la mer et ouverte au vent.
À quoi d’autre échappez-vous en y travaillant ?
À l’internationalisation, qui fait qu’on voit tous la même chose, au même moment. Aujourd’hui, je fais de la peinture, par exemple. Je travaille à l’encre. C’est nouveau, je me libère. J’observe un autre environnement. Je ne sais pas ce que cela va devenir. Pour l’instant, c’est une ligne. Toute cette transition, c’est un peu l’inconnu pour moi. C’est assez merveilleux de s’autoriser à le vivre quand on exerce un métier de création. Cela permet d’aller plus loin. Si j’entre dans un système, c’est l’enfermement. Après, je reconnais que c’est super d’avoir une belle agence, d’avoir réussi à donner naissance à quelque chose de cette stature.
Qu’est-ce qui vous gêne vraiment, alors ?
Cette stature, ce n’est pas moi. Je suis un électron libre dans ce métier. J’ai du mal avec la responsabilité d’avoir créé « un style » à entretenir. Je comprends et, en même temps, cela me dépasse de voir qu’une agence comme celle de Zaha Hadid peut continuer d’exister alors que Zaha Hadid n’est plus !
Pour vous, un studio sans son créateur, c’est inimaginable ?
Pour moi, ce n’est pas possible. De toute façon, je change trop souvent d’avis. (Rires) Une chose terrible aussi : quand les clients arrivent et disent d’entrée « On cherche du Noé. » Mais c’est quoi « du Noé » ? Je ne le sais pas moi-même ! En revanche, on explore si oui ou non on va « le » chercher ensemble. (Rires)
Votre dernier projet en date s’est construit avec le porcelainier Revol…
Amélie du Passage (éditrice du label Petite Friture, NDLR) a transmis mes coordonnées aux responsables de Revol avec qui elle avait déjà travaillé. Ils étaient convaincus que je pouvais répondre à leurs attentes, parce que je suis à l’aise dans l’univers de la restauration.
Qu’avez-vous noté de particulier chez eux ?
Que l’on est presque dans une industrie de la porcelaine ! Le process, qui bénéficie de réels investissements, est à la fois artisanal et mécanisé.
Quelle était la demande de Revol ?
Une collection qui rende hommage à son savoir-faire et à sa matière signature, la pâte de porcelaine, une pâte noire très particulière qu’elle a mise au point.
Comment avez-vous procédé ?
Pour commencer, par le dessin. Après avoir visité la manufacture, je suis allé directement vers des formes rondes. Je voyais cette idée de rotation partout. L’idée même de passage et de transmission est pour moi un peu circulaire. On revient, on fait des boucles et des cercles. L’émail aussi se travaille sur des systèmes giratoires. Il y a une sorte de danse permanente dans la manufacture. C’était attirant, mais je ne voulais pas de mouvements parfaits. Je trouvais intéressant d’associer de l’imperfection à tout ce processus.
Pour quel résultat ?
L’imperfection, je l’ai obtenue en travaillant le dessin d’une ligne sombre sur le bord, qui correspond à la seule partie sans émail des assiettes et des plats. Cette ligne va vibrer : bien circulaire à l’extérieur, elle est un peu irrégulière à l’intérieur. Chaque assiette semble unique alors qu’elles sont toutes identiques. J’ai travaillé aussi sur l’épaisseur : pour que l’on aborde la porcelaine dans sa masse. Enfin, c’est un hommage à la couleur, avec différentes finitions. Le dessin est un peu comme une calligraphie. C’est la ligne qui fait la géométrie de l’objet.
Allez-vous continuer de collaborer avec Revol ?
Ce qui est merveilleux, c’est qu’ils m’ont fait confiance dès le début. C’est d’ailleurs un trait assez incroyable chez Olivier Passot et ses équipes. Après avoir choisi de travailler avec un designer, ils s’engagent dans un vrai partenariat. Si nous amenons notre connaissance du produit, notre sensibilité, notre écriture, notre savoir-faire et notre expertise commerciale, eux savent où le projet doit être mené. J’avais préparé plusieurs pistes, ils en ont retenu une. Leur gobelet froissé, avec son côté sensible, tremblé, c’était déjà de l’imperfection. Pour l’instant, on s’en tient à ce premier projet. Et je leur ai aussi donné mon avis sur leur stand, lors des salons ; ils ont repris mon croquis. Ils m’ont également laissé carte blanche lorsque, au Portugal, on a fait le shooting de la gamme « Caractère ».