Avec lui, c’est tout un monde qui est né. Sans lui, ce monde-là n’est pas près de disparaître. Car ce culte du dépouillement, cette passion pour le mobilier architectural et les volumes minimalistes, qu’il a poussés au paroxysme, ont été amplement copiés. Notamment le précepte qu’il défi nit depuis le début : exprimer une nouvelle idée du luxe en assurant la maîtrise totale de l’esthétique, c’est-à-dire concevoir un volume et un mobilier destinés à être diffusés en showrooms.
Derrière cet ascétisme parfois radical et ces lieux qu’il confectionne comme des robes de haute couture se cache l’amour de l’authenticité, des matières nobles, des métiers d’art et des lignes monacales qui défendent une simplicité vendue à prix d’or. « Il y a une sobriété sensuelle dans ce qu’il a réalisé », confirme l’architecte Tristan Auer, qui a travaillé chez Christian Liaigre de 1996 à 1998. « Quelque chose de calviniste également. Pas d’éclat, pas d’effet ostentatoire, mais au contraire une pudeur, une douceur. »
Les matières naturelles intemporelles
Depuis 1985, où tout a commencé, ce minimaliste a fomenté les passions, surtout des années 1990 à 2000. Larry Gagosian, Marina Abramovic, Rupert Murdoch ou encore Carole Bouquet lui confient leur intérieur. Jusqu’à Karl Lagerfeld, quand il envoie balader sa pantagruélique collection de mobilier XVIIIe chez Christie’s au début des années 2000 : le styliste va se meubler exclusivement chez Christian Liaigre… et en livres d’art !
Car si le décorateur a rendu intemporels les matières naturelles, le bronze, les bois sombres ou clairs d’origine française (chêne et cèdre), le cuir, le lin, les écrus, sans bannir parfois des rouges, des jaunes et des bleus forts qui font entorse au règlement, il a néanmoins fait du non-motif sa marque de fabrique tout en créant plus de 300 pièces de mobilier. Parmi elles, des œuvres iconiques : le tabouret Nagato (1986), le canapé Augustin (2000), la chauffeuse Aspre (2007), le fauteuil Saint-Germain (2008)…
Le confort selon Christian Liaigre
Certains de ces meubles ont même atteint de belles enchères lors de ventes chez Piasa et Artcurial. « La beauté naît aussi de la générosité des proportions, d’une attention particulière portée à l’ergonomie, à la gestuelle, au ressenti, au toucher des matières et des textures, de ce que l’on qualifie le “confort” au sens large du terme », écrit l’historienne d’art et journaliste Françoise-Claire Prodhon, autrice d’une monographie, Liaigre : Creation 2016-2020 (Rizzoli New York, 2020). Christian Liaigre, qui a dessiné les boutiques de Marc Jacobs, de Calvin Klein ou de Karl Lagerfeld, a ouvert une dizaine de showrooms dans le monde, notamment aux États-Unis, grâce au réseau de la créatrice Holly Hunt.
Immobilier de luxe et hôtellerie
À Paris, il a aussi lancé une galerie, désormais fermée, rue de Verneuil et a finalement établi son showroom dans un hôtel particulier, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Liaigre : Creation 2016-2020 regroupe le travail des cinq dernières années de la Maison Liaigre, qu’il quitta en 2016, et dont il nomma directrice artistique la designer allemande Frauke Meyer. Liaigre a débuté à Paris en 1990, en rénovant le très prestigieux Hôtel Montalembert et a clôturé son parcours exceptionnel dans cette même ville, en assurant la direction artistique d’un autre hôtel de luxe, l’aile Castiglione (ex-Lotti) du Costes, pour Jean-Louis Costes, en collaboration avec les équipes Liaigre.
Mais il a aussi été l’artisan de sa propre transition managériale en nommant, dès 2009, Christophe Caillaud à la présidence du groupe. En 2016, il vend définitivement sa société à des fonds d’investissement basés en Asie et spécialisés dans l’immobilier de luxe et l’hôtellerie.
L’amour du beau et de la vie
On le disait froid et rigide dans le travail, il était tout le contraire dans la vie. « À la fois sérieux et drôle, solitaire et très social, Christian était aussi un séducteur, toujours tiré à quatre épingles », confirme l’antiquaire et décoratrice Florence Lopez, qui l’a rencontré dans les années 80 lors d’un bal masqué, à Paris. Leur complicité esthétique va se concrétiser, entre 2013 et 2015, par l’ouverture, rue de Varenne, de la galerie Florence Lopez Antiquités pour Christian Liaigre.
« Il a su synthétiser et se réapproprier les inspirations qui l’ont nourri,reprend-elle, le XVIIIe siècle, l’Art déco avec Jean-Michel Frank, le modernisme, le japonisme… Dans son appartement de la rue Saint-Sulpice, il réunissait de manière toujours très chaleureuse sa bande d’amis et nous régalait avec ses légumes vapeur arrosés d’un filet d’huile d’olive, autour d’une bonne bouteille de vin. »
Une passion pour les chevaux
À la fin des années 80, Christian Liaigre rencontre le designer Éric Schmitt. Les deux hommes ont en commun des origines terriennes, la Vendée et la Vienne, et une même passion pour les chevaux. De cette amitié naît une fructueuse collaboration, à commencer par l’Hôtel Montalembert où le designer dessine luminaires, appliques et poignées de porte. « On réglait nos différends sur le papier », dit-il.
À la fin des années 90 débutent les éditions dont les pièces sont signées ES pour C. Liaigre et toujours diffusées. « Ce que j’ai surtout aimé dans nos collaborations, c’est qu’elles me déconnectaient de moi-même… », conclut Éric Schmitt dont les initiales étaient ainsi mises en valeur. Christian Liaigre rencontre ensuite le maître d’art et peintre en décor Pierre Bonnefille, qui vient de travailler pour le Café Marly, à Paris, réalisé par Olivier Gagnère et Yves Taralon. Pierre Bonnefille lui confie d’abord une intervention très personnelle, un panneau mural pour sa maison, puis la conception des matières et des couleurs pour ses premières lignes de mobilier.
Sans concession
De nombreuses collaborations suivront, jusqu’à tout récemment au Japon. « Nous parlions beaucoup d’arbres, de marais salants, de mutations, d’insectes également, ce qui nous guidait dans la réalisation de certaines laques. Un scarabée nous inspira un jour par exemple une laque aubergine, raconte-t-il. Il était sans concession, exigeant avant tout envers lui-même, très discret. »
Dans son agence, Christian Liaigre a eu le talent de dénicher les pointures de l’architecture intérieure d’aujourd’hui, comme India Mahdavi, qui a développé son réseau international : « Je n’oublierai jamais sa capacité de travail, même à la fi n de sa vie, sa dignité, son élégance, sa sérénité, son amour de l’artisanat, son sens du terroir. Il a laissé une empreinte à l’échelle mondiale. Avec l’hôtel Mercer (à New York, NDLR), il a tout dit. »
« Un goût chic, reconnaissable et bourgeois »
Il y eut également Patrick Gilles (de Gilles & Boissier), Damien Langlois-Meurinne, François Champsaur, Tristan Auer… « Travailler au sein de son agence fut ma première expérience après mon diplôme, reprend ce dernier. Il m’a d’emblée donné confiance en moi. Tout ce que j’ai découvert à ses côtés, je ne l’ai appris nulle part ailleurs. Il intervenait pour des clients qui n’avaient pas d’idée en matière de décoration, leur offrant ainsi un goût chic, reconnaissable et bourgeois, qui ne bousculait rien non plus, mais dans lequel tout le monde trouvait de quoi s’épanouir. Il a lancé et renforcé le statut et l’aura de l’architecte d’intérieur dans le monde, renouvelé le rôle des ensembliers d’avant-guerre. C’est en outre le seul qui a réussi à faire survivre son nom après sa disparition. »