Ils sont architectes d’intérieur et/ou designers et, désormais, inventent la mode. Ou bien ils sont stylistes et sont passés à la décoration. Et, parfois, ils ne tranchent pas et interviennent régulièrement dans les deux univers. À quelles sensibilités font appel ces deux disciplines ? Cinq d’entre eux expliquent leur gymnastique artistique en matière de mode et de décoration.
Sacha Walckhoff
Directeur de la création de Christian Lacroix Maison, ancien bras droit du couturier.
IDEAT : En tant que créateur de mode, quel rapport aviez-vous avec le design et la décoration ?
À mon sens, la mode et la décoration ont toujours été étroitement liées. Derrière chaque styliste, on trouve un décorateur. Il y a eu Jean-Michel Frank pour Elsa Schiaparelli, Jacques Grange pour Yves Saint Laurent ou encore Claude et François-Xavier Lalanne auprès de Karl Lagerfeld. Chez Lacroix, c’est le duo Garouste et Bonetti qui a imaginé les salons de haute couture. L’écrin, alors, fut aussi marquant que les collections de mode. Pour ma part, le vêtement fut mon premier amour, bien sûr, mais le décor dans lequel j’évolue est primordial. Je suis un grand boulimique de galeries d’art et de musées d’arts décoratifs. Voilà plus de dix ans que je dessine les collections lifestyle de Christian Lacroix Maison et, depuis quelques années, je travaille également pour des éditeurs comme Graham & Brown, Rosenthal ou encore Moooi Carpets.
IDEAT : Quels principes vous guident lorsque vous concevez des collections lifestyle ?
Depuis le début, ce sont les mots de la marque qui m’inspirent : flamboyance, joie de vivre, mixité, glamour ou polychromie. Je regarde peu les archives que je connais très bien. Je m’attache surtout à traduire l’air du temps à la manière de cette maison de couture qui alliait l’élégance parisienne à la fougue de la Camargue. Il ne faut surtout pas faire du copier-coller, du mode-déco, c’est l’échec assuré, car c’est loin d’être le même métier. Dans mon travail personnel, j’essaie d’amener cette vision plus libre qui me vient de mes années de mode dans un monde du design qui s’interdit souvent les transgressions.
IDEAT : Qu’apporte le regard d’un styliste sur la création d’une décoration ?
Avant toute chose, une liberté de point de vue, car la mode nécessite une remise en question incessante, ce qui est moins le cas dans le design et la déco. Mes années passées auprès de Christian Lacroix m’ont appris une synthèse de notions et d’éléments opposés que vous ne marieriez pas à première vue. Et pourtant… c’est souvent dans leur association que réside la nouveauté, l’audace et la surprise.
IDEAT : La sensibilité d’un designer et celle d’un styliste sont-elles si différentes ?
Pour la décoration, il faut réfléchir à long terme alors que la mode est par définition éphémère. Il est nécessaire de s’attacher à des émotions pérennes plutôt qu’à des effets de mode passagers. J’affectionne cette maxime de William Morris : « N’ayez rien dans vos maisons que vous ne sachiez utile ou que vous ne jugiez beau. » Beau et utile, la mode ne s’en préoccupe pas forcément. La déco, si !
India Mahdavi
Architecte et designer
IDEAT : Quand avez-vous dessiné vos premiers vêtements ?
J’ai signé ma première collection en 2020 pour Monoprix. J’ai toujours été fascinée par le textile. Je me suis lancée dans l’exercice avec enthousiasme et curiosité, puisque, pour la première fois, j’allais habiller un corps et pas une ossature.
IDEAT : Sur quels principes les avez-vous construits ?
Un vestiaire « ample et ventilé », que l’on pourrait porter dans tous les pays du monde. Inclusif aussi, sans genre défini. J’ai travaillé sur des ondulations psychédéliques, des vagues qui imposent en majesté leurs lignes de force. Pour la production, j’ai fait appel à l’association de femmes Creative Handicrafts, à Bombay, en Inde. C’est de là que vient le nom de la collection « Made in/by India ». J’ai voulu proposer une garde-robe éco-responsable, en collaborant avec des artisans pour mettre en valeur un savoir-faire unique. J’ai procédé de manière identique à mon approche du design de mobilier.
IDEAT : Qu’apporte le regard d’un designer sur la création d’un vêtement ?
Il a probablement la capacité à travailler un concept, à construire l’histoire que l’on va raconter, à poser la bonne question et savoir y répondre.
IDEAT : La sensibilité d’un designer et celle d’un styliste sont-elles si différentes ?
Pour la première fois, j’ai dû appréhender le mouvement du corps et jouer avec cette nouvelle donnée. Je dois dire que je me suis confrontée à un travail d’ajustement encore plus précis que celui que je connais habituellement. J’ai aimé ce niveau de détail.
Vincent Darré
Styliste, designer et architecte d’intérieur
IDEAT : À quelle occasion avez-vous dessiné vos premiers décors ?
Par hasard, un été, en inventant chez Irène Silvagni, rédactrice pour Vogue, des décors et des costumes bricolés. Le photographe François Halard a immortalisé cette journée. Et Brigitte Langevin, ancienne rédactrice en chef de Glamour, nous a proposé d’en faire autant pour le magazine. J’ai construit des décors pour plusieurs séries de mode. Jenny Capitain, alors rédactrice en chef du Vogue Paris, m’a donné carte blanche et je suis devenu photographe. J’ai donc réalisé plusieurs shootings, dont celui de la haute couture pour Vogue. Je peignais la nuit et je photographiais le jour.
IDEAT : Sur quels principes les avez-vous construits ?
Sur un principe totalement théâtral, en hommage à Cecil Beaton et Jean Cocteau, deux touche-à-tout du rêve et de l’invention artisanale dont je me sens très proche. J’explique, dans mon livre Le Petit Théâtre de Vincent Darré, l’importance de mon travail éphémère, tant dans la décoration que dans la mode, sous forme d’un scrapbook.
IDEAT : Qu’apporte le regard d’un styliste sur la déco ?
L’expérience de la mode ajoute à ma vision de la décoration une liberté totale en matière de couleurs et d’imprimés, ce que j’avais admiré, très jeune, au cours de mon passage chez Yves Saint Laurent. Cela vient peut-être aussi de la fantaisie du dessin par lequel je commence toujours un projet. Je laisse le trait s’envoler dans un rêve et un fantasme très personnels, quelque chose de délirant.
IDEAT : La sensibilité d’un designer et celle d’un styliste sont-elles si différentes ?
Non. Jeune, je voulais être décorateur de théâtre et de cinéma. Et dans la mode, j’inventais des collections sous forme de scénarios cinématographiques… En déco, je réalise un rêve : créer un espace complet, du sol au plafond, qui reflète totalement l’histoire que je veux raconter, comme dans le showroom des tissus et papiers peints De Gournay où je dépeins un tour du monde en trois actes.
José Levy
Artiste, designer et créateur de mode
IDEAT : Ancien styliste désormais designer et artiste, comment vous définissez-vous ?
Je m’intéresse presque exclusivement à l’idée de l’intime. Un vêtement, un intérieur, un objet, peu importe, il faut espérer qu’il ait du sens, que mon geste créatif puisse arriver à bon port et rencontrer l’envie d’être possédé, porté, collectionné.
IDEAT : Quels principes vous guident lorsque vous imaginez des meubles et des objets ?
La beauté et l’usage, la rigueur des lignes et une touche d’humour. J’aime proposer des séries complètes qui permettent des combinaisons multiples, la modularité et la liberté de jouer avec les différents éléments. J’ai appliqué ce principe au salon de jardin que j’ai dessiné pour Serax et à « Jeux de salon », la première collection de mobilier de l’éditeur Lelièvre avec le vépéciste Made in Design. Bien évidemment, chaque pièce se doit aussi de fonctionner en solo.
IDEAT : Qu’apporte le regard d’un styliste sur la création d’une décoration ?
Les professionnels de la mode doivent tout le temps se remettre en question dans une inventivité intense pour renouveler leurs propositions à un rythme effréné. C’est à la fois rigoureux et très concentré. Le principal héritage que je retiens de la mode est la précision et la rapidité. Il y a aussi cette capacité à raconter une histoire : je n’imagine pas seulement une chaise ou une table de plus, personne n’en a besoin ; je veux offrir, au minimum, quelque chose de surprenant, qui éveille un souvenir intime.
IDEAT : La sensibilité d’un designer et celle d’un styliste sont-elles si différentes ?
Encore une fois, selon moi, il n’y a pas de différence. Cette année, par exemple, je présente au PAD Paris des statues qui m’ont été inspirées par ma collection « Kokeshi ». Ce sont des poupées japonaises
réalisées en collaboration avec Leblon Delienne. J’ai travaillé avec les ateliers de ce spécialiste de la sculpture pop sur des statues noires, qui mesurent entre 1,50 et 3 mètres, laquées ou en bois brûlé, en cuir… La série sera complétée par un ensemble de NFT (objets numériques, NDLR), un nouveau terrain de jeu.
Margaux Keller
Designer et architecte d’intérieur
IDEAT : À quelle occasion avez-vous dessiné vos premiers vêtements ?
J’ai imaginé une collection pour la femme, l’enfant et l’homme à l’occasion de ma collaboration avec Monoprix, qui sort le 25 mai.
IDEAT : Sur quels principes les avez-vous construits ?
Je voulais des vêtements intemporels, joyeux et qui mixent les références aux motifs provençaux avec des coupes très droites, élégantes et japonisantes. Des pièces pour l’été, confortables et chics à la fois, avec un brin de décalage et de la couleur.
IDEAT : Qu’apporte le regard d’un designer sur un vêtement ?
Je pense avoir conçu cette collection en l’imaginant « hors système tendance ». En tant que designer produit, on a une approche pérenne – pas besoin de se renouveler chaque saison. Il fallait que le vêtement puisse nous suivre durant plusieurs années, que l’on ne s’en lasse pas, qu’il devienne notre pièce favorite. C’est-à-dire qu’il devait déclencher un coup de cœur, une émotion. Un peu comme dans mes projets de design.
IDEAT : La sensibilité d’un designer et celle d’un styliste sont-elles si différentes ?
J’ai eu plus de mal à projeter un dessin face à la réalité du tissu, car ce n’est qu’une fois porté qu’il prend vie. C’est ce rapport au corps qui a été un exercice passionnant. Selon la position de la couture, de la rigidité du tissu, il ne tombe pas pareil, le rendu sera différent. Les équipes expertes de Monoprix m’ont beaucoup aidée sur ces sujets afin que le vêtement que j’avais en tête se matérialise et que le résultat corresponde à mon idée. Pour un objet, un volume, ce n’est pas le même exercice, cela dépend plutôt de l’usage.