Entre territoires chics, royaumes du cool et enclaves surlookées, cartographie de la mode à New York qui jongle avec les identités.
Comment New York s’habille-t-elle ? Très chèrement et avec forte brillance, si l’on en croit les séries télévisées à succès qui ont façonné les imaginaires et les styles des années 2000 à 2010.
Carrie Bradshaw, l’héroïne de Sex and the City, et ses copines, quatre trentenaires « qui ont réussi », ne déambulent dans Manhattan que chaussées d’escarpins Manolo Blahnik et drapées de mille griffes. Gossip Girl ? Une brochette de lycéennes de l’Upper East Side, le coin le plus chic de la métropole, qui, à leurs heures perdues, dévalisent Chanel and co.
Une cité ultra-bourgeoise, consumériste en diable, un chouia sexiste – seules les filles, quasi 100 % blanches, s’intéresseraient-elles donc au vêtement ? –, voilà ce que ces programmes ont véhiculé, bien loin, évidemment, de ce que New York a toujours été : une ville de diversité où les amoureux de la mode savent se jouer des strates sociales ; une ville où montrer ce qu’on veut de soi, en toute liberté voire en toute folie, a constamment été la norme.
New York, une ville à la mode
En ce début 2022, lors de notre visite sur fond de variant Omicron, le New York des fashionistas n’est pas vraiment à la fête. Oh ! certes, les enseignes du luxe chères à Carrie Bradshaw plastronnent encore sur Madison Avenue et derrière les belles façades de brique de SoHo. Mais, partout, des vitrines vides et des panneaux « Retail Space for Rent » (boutique à louer) ont surgi.
L’immense temple du shopping a laissé beaucoup de plumes dans la pandémie. Opening Ceremony, le multimarque pointu le plus apprécié du pays, a mis la clé sous la porte. Mêmes destins funestes pour les superbes concept-stores Totokaelo et Forty Five Ten, originaires respectivement de Seattle et de Dallas. L’antenne new-yorkaise de 10 Corso Como, le fameux Graal de la mode milanaise, n’a, elle, pas tenu deux ans !
Demeure quand même, donnant toujours le la de l’époque, Dover Street Market (DSM), l’échoppe ouverte à Londres par la Japonaise Rei Kawakubo (la styliste de Comme des Garçons) et qui déploie ici sur sept étages hyper-scénographiés le meilleur de l’avant-garde. Parmi les labels qui détonnent et tout juste adoubés par DSM, celui de Sintra Martins, créatrice d’à peine 25 ans, a fait sensation à la New York Fashion Week l’an dernier.
Qu’on se rassure sur la résilience de la ville : même en temps de crise commerciale, elle reste avide de jeunes talents prompts à chahuter la partie. Née Californienne, New-Yorkaise d’adoption depuis qu’elle a étudié à Parsons – tous les designers qui comptent sortent de cette fameuse école de design de Greenwich Village – Sintra Martins invente, sous la bannière Saint Sintra, des vêtements tout en superpositions et bizarreries, réminiscences de virées à Disneyland et de contes maléfiques, qui séduisent, certes, les pop stars (Olivia Rodrigo, Willow Smith…), mais qui sont dessinés « pour tout type de corps » (comprendre : pas que pour les tailles mannequin).
Après sa scolarité, elle aurait pu retourner à Los Angeles, ville de show-business où la mode n’est pas en reste. « Mais à New York, il y a, en matière de mode, une expertise et un écosystème anciens, explique-t-elle, tandis que l’Europe, qui demeure selon moi le cœur battant de notre métier, n’est située qu’à six heures de décalage horaire – contre douze pour L.A. – ce qui facilite la communication avec bureaux de presse et acheteurs. Il y a aussi ici une culture de l’artisanat : je collabore avec des fabricants qui sont à quelques blocks de mon studio. »
Son atelier, une poignée de mètres carrés où tiennent par miracle une grande table de travail, des moodboards (planches d’inspiration) et des monceaux d’étoffes, est installé dans les étages d’un immeuble anonyme de NoMad (North of Madison Square Park), le secteur historique de la confection. Avant que l’acronyme NoMad ne signe sa branchitude, ce petit quadrilatère s’est d’abord appelé The Ladies’ Mile, car les New-Yorkaises s’y fournissaient en broderies, corsets et toilettes puis Garment District (quartier de l’habillement).
Mais depuis que deux hôtels (l’Ace Hotel et NoMad, qui après rénovation va rouvrir sous l’étendard Soho House) à haut pouvoir de désirabilité s’y sont implantés, des filles-brindilles et des garçons-lianes, tout de Michael Kors vêtus, se bousculent sur les trottoirs. Un théâtre un peu bling des représentations que Sintra Martins regarde d’un œil amusé : « C’est drôle d’observer tous ces gens extrêmement chics et à la mode, qui adorent les grandes marques et font leur shopping chez Saks – la célèbre enseigne de luxe de la Cinquième Avenue. Mais je m’intéresse davantage à ces très jeunes New-Yorkais, natifs du Queens ou du Bronx, qui portent des vestes multipoches, de gros boots, empilent tel habit sur tel autre avec une folle sophistication, sans forcément avoir conscience de leur style inouï… »
Et d’ajouter que ce qui l’enchante ou du moins donne mille visages à la mode locale, c’est la saisonnalité du climat – à l’inverse de L.A., cité du beau temps perpétuel et des manches courtes à l’année. « Saison » dans l’univers de la mode n’est pas un vain mot. Même si les collections se multiplient tous azimuts, les fashion weeks bisannuelles, printemps-été et automne-hiver, demeurent, avec leurs échéances et leurs cahiers des charges, la colonne vertébrale de l’industrie.
Dénicher des trésors
C’est notamment « pour échapper à cette grosse machine épuisante » que Brandon Giordano, ancien de l’équipe du styliste Narciso Rodriguez, a ouvert, avec son mari Collin Weber, James Veloria – James est le deuxième prénom de Collin, Veloria celui de Brandon –, soit l’échoppe de seconde main la plus flamboyante de la ville –, où l’on peut dénicher des trésors des années 90 à 2000, de Versace à Vivienne Westwood…
Ironie de la mode et de ses allers-retours perpétuels : « Beaucoup de créateurs et de stylistes viennent s’approvisionner chez nous pour s’inspirer ! » – Humberto Leon, ex-codirecteur artistique de Kenzo et cofondateur, avec Carol Lim, d’Opening Ceremony, passe régulièrement une tête. James Veloria est symptomatique d’une nouvelle géographie des tendances new-yorkaises. C’est à Chinatown, au 75 East Broadway, que les deux garçons tiennent boutique depuis 2021. À première vue, il s’agit là d’un mall (galerie marchande) un peu borgne, niché pile sous le pont de Manhattan – « dès qu’un métro roule au-dessus, tous nos murs tremblent », rigole Collin.
Son rez-de-chaussée, typique du quartier, regorge de quincailliers, de maraîchers et de bimbelotiers asiatiques. À l’étage, surprise : dans ce qui ressemble à d’anciens bureaux, des galeries d’art expérimentales ont élu domicile, une griffe chérie des branchés, Eckhaus Latta, a installé son mini-flagship-store, et, au milieu de tout cela, décoré de perruques et de tentures disco, le magasin de Brandon et Collin rayonne joyeusement.
Qu’elle semble alors étonnante et enthousiasmante cette Chinatown d’aujourd’hui, où le popu voisine en bonne intelligence avec le pointu, où le haut et le bas de gamme, le bon et le mauvais goût flirtent dans la gaieté, où le New York de la mode et de l’art, en somme, s’offre une cure de jouvence ! Que vous déjeuniez végétarien chez Dimes, la plus in des cantines, ou dans une gargote cantonaise, que vous éclusiez des bières au Forgtmenot, rade qui ne paie pas de mine, ou qu’une party triée sur le volet vous attende au Public Hotel, nouveau QG des faunes arty, vos yeux seront harponnés toutes les minutes par des filles en manteaux cartoonesques, des garçons en jupes de similicuir et autres looks épatants. Vous vous direz peut-être alors, longeant cette Orchard Street où les boutiques de mode et de design rivalisent d’inventivité, que c’en est bientôt fini de l’identité sinisante du quartier…
Pas si vite ! Parmi les adresses qui comptent, au numéro 28, il y a celle, tout en béton et portants sculpturaux, de Sandy Liang : la styliste new-yorkaise, elle-même d’origine chinoise et enfant du Queens, est devenue une visionnaire incontournable. Tandis qu’à deux pas de son magasin, son père possède le restaurant Congee Village, une institution de la cuisine de son pays natal.
Plus que chez nous, ici, on embarque les minorités jusque dans ses plus hauts rangs. New York, par l’entremise de la mode, cette industrie du rêve et de l’apparat, saurait-elle faire passer de manière plus fluide la pilule de la gentrification ? C’est ce qu’on se dit en arpentant, à Brooklyn, le quartier de Bed-Stuy (abréviation de Bedford-Stuyvesant). Originellement pauvre et afro-américain, ce joli coin de maisons ocre aimante désormais toute une frange de professions dites créatives, oui, mais sans que son identité ne s’étiole trop. Car des lieux névralgiques pour esthètes de toutes conditions font ici et là le liant.
Chez Kai Avent-deLeon, native de Bed-Stuy et fondatrice du café-concept-store Sincerely Tommy, on croise, à l’heure de la sortie de l’école, des mères de familles nombreuses, qui font le plein de gourmandises (véganes) pour leurs bambins, et des plasticiens en quête de bottines en vogue. Quant à Michael Graham, styliste afro-américain et créateur du magasin-showroom Savant Studios, il met un point d’honneur à proposer des pièces à prix honnêtes qui mixent savamment des influences hip-hop, jazz, pop et résonnent avec la culture du quartier.
Cette New York, où l’on dessine des vêtements « pour tout type de corps », où l’on aime la fripe tant pour ses singularités que pour ses vertus écologiques, où les notions de masculin et de féminin se floutent, où l’on célèbre autant l’hyper-local que l’international, n’inventerait-elle pas, à bas bruit, le lifestyle du futur ?
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