Elle a tout pour plaire, le ciel, le soleil et la mer. Elle a la terre, les chevaux et la pierre. Aristocrate et paysanne en même temps, souvent qualifiée de discrète, elle est tout simplement secrète. Longtemps, les radars du tourisme ont oublié jusqu’à son existence, snobant les quelques immeubles low cost de Cala Galdana ou de Son Bou, dont la clientèle anglaise et allemande était la cible au mitan des années 70.
Ceux qui découvraient presque par hasard la ville de Ciutadella et son cœur de pierre la gardaient pour eux, laissant aux autres la turbulente Eivissa (nom catalan d’Ibiza), la mondaine Palma ou la cool Formentera, ses sœurs baléares plus ou moins lointaines. Nombreux furent ceux qui comprenaient « New York » quand on leur disait « Minorque ». Plus jaloux qu’un Catalan, seul voisin en odeur de sainteté autorisé à honorer sa surnaturelle beauté et sa gentillesse infinie, on n’osait à peine les contredire.
Minorque, première province à afficher des visées écologiques
Trop petite pour résister à l’envahisseur, Minorque se souvient d’avoir toujours été très convoitée. Dominée par les Maures, conquise par la couronne d’Aragon, elle fut anglaise au XVIIIe siècle, avec un court chapitre de sept ans (1756-1763) sous domination française, un épisode peu glorieux de notre histoire dont le seul trophée reste la mayonnaise, qui tiendrait son nom de la ville de Mahón. Les Britanniques, eux, royale flotte oblige, y furent les plus vifs à laisser leur empreinte.
Fiers de leur île, résistants historiques, profondément républicains, les Minorquins nous rappellent parfois qu’ils furent les derniers à s’incliner devant les phalanges de Franco, sonnant le glas d’une guerre civile espagnole violente et sanguinaire qui les plongea dans le noir et l’oubli pour plusieurs décennies. Plus tard, en 1983, dès lors que l’Espagne recouvrait peu à peu ses droits à la démocratie, que la Catalogne renaissait au rythme d’une Movida joyeuse et que les Baléares se constituaient en communauté autonome – parmi dix-sept autres provinces –, ils furent les premiers à afficher des visées écologistes.
L’équilibre entre économie, tourisme et protection de l’environnement au cœur des préoccupations
Avec un respect de la terre et des traditions profondément ancré, leur bonheur a toujours eu le prix d’un temps long, d’une énergie que l’époque d’aujourd’hui qualifie de durable. Il fallut à peine dix ans au Conseil insulaire pour obtenir de l’Unesco son classement en réserve de biosphère. Depuis plus de vingt-cinq ans, elle est la seule île de Méditerranée à porter ce titre. Pourtant, aucun de ses habitants n’ignore que l’effort pour préserver ce paradis, comme une graine que l’on plante, est un travail de longue haleine.
L’équilibre entre économie, tourisme et protection de l’environnement reste au cœur des préoccupations insulaires. Plutôt qu’un tourisme grégaire de croisiéristes égarés par milliers pendant quatre heures en plein centre historique, Minorque privilégie des séjours haut de gamme au plus près de son art de vivre pastoral. À cheval, à pied, à VTT, en kayak, on ne peut que vanter son allure sauvageonne, ses criques profondes, ses grottes secrètes et ses eaux turquoise.
Rustique mais chic
Conscientes de la nécessité de préserver leur inestimable capital nature, les autorités locales imposent des règles strictes. Acquérir un terrain sur le littoral ou en rase campagne pour bâtir du neuf est interdit. À Fornells, Punta Prima ou Cala en Blanes, les promoteurs ont construit des ensembles purement touristiques mais bien circonscrits. À l’intérieur de l’île, d’anciennes fincas (propriétés agricoles) sont converties en locations saisonnières ou en hôtels au charme rural, rustiques mais chics, sans pour autant abandonner l’élevage de chevaux ou de bétail et la production d’huile d’olive, de charcuterie ou de fromage.
Sur les terres de ces exploitations, au creux des ravins ou sur les pentes douces du mont Toro, de belles vermellas, vaches rousses et grasses, broutent la zulla, un trèfle tendre importé des prairies anglaises au temps de l’occupation britannique. Leur lait caillé au goût acidulé, moulé en forme de pavé et langé de lin blanc puis massé à l’huile d’olive et au piment concassé, donne un fromage d’appellation certifiée « Queso Mahón-Menorca », affiné selon divers degrés, passant ainsi du parfum des prés à des saveurs plus charpentées.
Longtemps oubliée, la vigne fait aussi un brillant come-back. Binifadet a montré l’exemple d’un vignoble modèle, réputé dans tout le pays, en redécouvrant des cépages endémiques, callet, escursac ou malvoisie, des raisins robustes qui ne craignent ni les maladies ni la sécheresse. Sur la côte sud, dans le domaine de Torralbenc, la famille Urtasun – étroitement liée aux Bodegas Fernando Remírez de Ganuza et à leur prestigieux vignoble en rioja dans le Pays basque espagnol – a eu le bon goût de transformer l’ancienne finca en Small Luxury Hotel assorti d’une table très courue, tout en replantant cinq hectares de vignes alentour.
Retour à la terre
À l’instar de nombreuses fermes toujours en activité, l’agrotourisme tente de plus en plus d’investisseurs étrangers, attirés par les derniers luxes que sont la slow life et le retour à la terre. Richard Branson, le flamboyant fondateur de Virgin, aventurier intrépide qui parcourt le monde en ballon ou en kitesurf, pose régulièrement ses valises à Minorque. En septembre dernier, le mariage de l’ex-Premier ministre Manuel Valls avec la riche héritière des laboratoires pharmaceutiques Almirall, qui possède ici une propriété, alimentait les pages des gazettes françaises et catalanes. La puissante galerie suisse d’art contemporain Hauser & Wirth, établie sur plusieurs continents, annonçait l’an dernier son alliance avec la mairie de Mahón pour l’installation d’un centre d’art dans l’ancien hôpital de la Isla del Rey, au beau milieu de la rade. Les travaux sont en cours, rendez-vous en 2021.
De fait, l’immobilier observe une courbe ascendante et les candidats français à l’achat sont de plus en plus nombreux. En 2011, 3 200 Français visitaient Minorque ; en 2017, ils étaient plus de 62 700, soit vingt fois plus, une progression remarquable dans le secteur du tourisme. Depuis le Brexit, ils rachètent leurs propriétés aux Britanniques, historiquement la première population étrangère de l’île (en 2017, on en dénombrait 550 000 à venir y bronzer l’été). En première ligne, on trouve Laurent Morel-Ruymen, un entrepreneur fou de chevaux et de yachts vintage, passions faciles à assouvir ici. À la proue d’un attelage d’investisseurs fortunés, son hôtel Can Faustino, niché dans un palais de Ciutadella – Minorque est ainsi entrée au portfolio Relais & Châteaux en 2015 –, est en train de voir plus grand dans le palais épiscopal attenant, avec une quinzaine de clés supplémentaires en préparation.
Minorque s’est imposée par son côté sauvage
Ayant toujours plusieurs fers au feu (main basse sur l’impressionnante ancienne base militaire de Llucalari par-ci, construction de villas modernistes par-là), ce grand veneur patenté est à l’origine de quelques transactions récentes. À Alaior, la finca Sant Llorenç, par exemple, revendue pour un prix superlatif l’an dernier, fait l’objet d’un mandat de gestion avec Experimental, jeune groupe français qui a débuté par la mixologie et étend désormais ses activités à l’hôtellerie-restauration d’auteur, après le succès de leurs hôtels Henrietta, à Londres, et Grands Boulevards, à Paris. « Dans la continuité de notre plage privée à Ibiza, nous étions partants pour ouvrir un hôtel aux Baléares, que nous adorons. Minorque s’est vite imposée par son côté sauvage », explique Xavier Padovani, le quatrième mousquetaire du clan, auquel s’associe pour l’occasion Jean Moueix, jeune relève du domaine viticole Petrus.
Toutefois, l’agrément d’agrotourisme implique souvent des contreparties environnementales et sociales importantes, auxquelles veillent les autorités locales. À Minorque, ne devient pas gentleman farmer qui veut. Seul l’achat d’une ferme et de ses terres autour autorise le propriétaire à reconstruire, voire à agrandir le bâti. Pour sa part, Fontenille Menorca, à un kilomètre à vol d’oiseau de Sant Llorenç, s’inscrit parfaitement dans l’ADN agricole de l’île.
Un art de vivre au naturel
Créé par Guillaume Foucher et Frédéric Biousse, l’ensemble hôtelier s’est construit sur la caution viticole et maraîchère du Domaine de Fontenille, à Lauris, dans le Luberon, un véritable succès mené de main de maître par les deux entrepreneurs. L’an passé voyait l’aboutissement de leur fief minorquin de 300 hectares, campé par deux fincas où se cultive un art de vivre au naturel : Torre Vella, son âme de pierre sèche et de garrigue et ses deux kilomètres de falaises plein ouest dialoguent à distance avec Santa Ponsa, petit palais colonial au milieu d’un époustouflant jardin.
Une vraie source de fierté
« Découvertes en même temps presque par hasard, elles avaient chacune un potentiel hôtelier énorme. Réunir les deux pour en faire la structure d’agrotourisme dont nous rêvions prenait tout son sens. Depuis trois ans, temps nécessaire à la rénovation des fincas, avec Maël Lucente, notre jeune œnologue chargé de la partie agricole, nous plantons. Par dizaines d’hectares, de la vigne, des oliviers, des grenadiers, des agrumes, du romarin, des immortelles. Cela demande une certaine humilité face aux éléments et dans le rapport au temps et à la terre, mais c’est une vraie source de fierté », confie Guillaume Foucher.
D’autant que, à Minorque, il faut composer avec la tramontane, ce vent du nord qui rudoie les cultures et courbe les oliviers. De leur bois tordu, l’arader, un artisan menuisier, fabrique les barreras, portails typiques de l’île. Partout le long des chemins ou au milieu des champs, les murets de pierre sèche ont vocation à freiner les rafales et à contenir le bétail dans les pâtures – mis bout à bout, ils atteindraient plusieurs dizaines de milliers de kilomètres de longueur !
« L’idée est de faire notre vin et notre huile, comme dans le Luberon, ainsi qu’un potager qui alimente nos deux restaurants. Mais aussi, à terme, des huiles essentielles, éventuellement pour notre propre gamme de soins. Et le tout en bio, bien sûr », précise Guillaume Foucher, lui-même fils d’agriculteur charentais. Avec deux troupeaux de moutons qui rasent les champs en jachère et quatre ânes qui veillent sur eux, le tableau a déjà de la gueule.
Poc a poc (« petit à petit »), comme on dit ici, à Minorque, on apprend à composer avec le temps.