Ils sculptent la lumière, tissent les souvenirs, gravent leurs vertiges dans la terre ou le métal. À l’occasion du Loewe Foundation Craft Prize 2025, rendez-vous sacré de l’artisanat globalement réinventé, 30 finalistes venus des quatre coins du globe se sont donné rendez-vous à Madrid. Au programme : techniques millénaires, détournements contemporains… et quelques uppercuts émotionnels bien balancés. Focus sur quelques finalistes qui ont fait frissonner la rédaction, sans crier gare.
À lire aussi : Dans les coulisses du Loewe Foundation Craft Prize 2025 : Madrid, métiers d’art, Meg Ryan & Almodovar
1. Fumiki Taguchi, gravure céleste et broches divines
À première vue, on croirait voir une dentelle d’argent. À y regarder de plus près, Fumiki Taguchi dessine une cartographie précieuse à même le métal. Dans sa série White Expression, le bijoutier japonais revisite les armoiries de son pays, les blasons médiévaux du vieux continent et des motifs d’architecture gothique dans un jeu de superpositions hypnotiques.

Loin de la simple démonstration technique, ses broches scintillent d’un éclat presque surnaturel, dû à une méthode de gravure qu’il a façonnée lui-même, à partir du wabori, une technique traditionnelle de ciselure japonaise autrefois utilisée sur les katana, les sabres nipons. Dans son atelier de Kobe, Fumiki Taguchi conçoit aussi ses propres instruments, prolongement d’un geste lent, maîtrisé, quasi méditatif.
« J’ai conçu mes outils afin d’obtenir cette vibration, ce miroitement, comme si des milliers de pierres précieuses avaient été serties une à une », explique-t-il. Résultat : un travail de texture à la lisière de la sculpture et de la lumière, qui évoque autant un bijou qu’un talisman.
2. Xiaodong Zhang, l’âme du papier
C’est un livre, mais aussi un paysage. Une peinture, mais surtout une expérience. À travers Good Fortune #2, Xiaodong Zhang redonne vie à une forme oubliée de reliure chinoise, la Dragon Scale Binding, disparue depuis la dynastie Tang, il y a plus d’un millier d’année. Chaque feuillet de papier Xuan, teinté de pigments minéraux, est découpé, assemblé, roulé puis déployé en une fresque tridimensionnelle, presque cinétique.



« Cette technique résulte en réalité d’un accident : lorsque j’ai transporté l’une de mes œuvres jusqu’au Tibet, le changement de climat, la chaleur, ont ainsi recourbé le papier et j’ai compris que cette matière était belle et bien vivante », raconte-t-il. Depuis, il développe ce savoir-faire qui lui est propre, réalisant des pièces au relief subtil, qui semblent changer à chaque regard. Inspiré par le paysage du peintre Li Tang (1050 – 1130 environ) baptisé Souffle du vent dans les pins des vallées profondes, Zhang réinvente ici un geste ancien pour raconter cette force invisible qui relie les êtres au-delà du temps (yuanfen, en chinois).
3. Kobina Adusah, les cicatrices en terre cuite
À travers I Still Face You, série de trois pièces modelées en terre cuite – un pot à couvercle, une forme de sarcophage bandé et une amphore à deux branches – Kobina Adusah convoque l’absence paternelle comme matière première. À 26 ans à peine, l’artiste ghanéen façonne bien plus que de simples volumes : il inscrit dans la glaise une mémoire à vif, entre traumatisme familial et mythologie akan.



Chaque surface est scarifiée de motifs denses, gravés à la main une fois la pièce séchée, comme une tentative de recomposer l’unité d’un foyer fragmenté. Né d’un parcours académique en céramique, ce geste s’est affiné dans une forme de rituel thérapeutique. « Je roule la terre au sol, je découpe des bandes, je les assemble… puis je grave ce que je ressens », confie-t-il, presque pudiquement. Une œuvre comme un palimpseste intime, à lire au creux de la matière.
4. Dickens Otieno, les chemins de traverse
Panya Routes pourrait être une tapisserie monumentale aux reflets d’argent et d’ambre. Mais en s’approchant, force est de constater que Dickens Otieno tisse une toute autre histoire : celle de son enfance au Kenya, quand il suivait les sentiers dessinés par les rongeurs dans les hautes herbes de Migori.



Pour cette cartographie sensible, l’artiste a détourné des canettes en aluminium usagées trouvées dans les rues de Nairobi, les a déchiquetées puis les a tressées ensemble. Un geste ancestral destiné notamment à la fabrication d’objets et paniers en raphia qu’il a appris petit, dans son village natal. Résultat : une œuvre de près de six mètres de long, où chaque trame, chaque vide, rend visible l’invisible. « Je voulais faire dialoguer la mémoire rurale avec l’urbanité contemporaine », explique-t-il. Entre tradition, recyclage et lenteur revendiquée, l’artiste redonne du sens aux traces – celles que l’on suit et que l’on laisse.
5. Studio Sumakshi Singh, mémoire textile en apesanteur.
Et si les monuments perdaient leur consistance pour ne devenir que mémoire flottante ? Dans Monument, Sumakshi Singh et son studio bousculent les codes, répliquant grandeur nature une la colonne à travers l’une des colonnes du complexe du Qutub Minar, à Delhi. Mais au lieu d’utiliser la pierre afin d’en assurer la pérennité, elle a choisi le fil de cuivre et nylon, brodé à la main sur un tissu soluble. Une fois le support dissous, il ne reste qu’un squelette fragile, presque évanescent. « Ce qui était ornement devient structure », confie l’artiste. « C’est une manière de renverser les hiérarchies : l’embellissement, traditionnellement réalisé par des femmes et longtemps vu comme accessoire, devient ici l’armature centrale de l’œuvre. »



Une réflexion textile sur la mémoire et la transmission, mais aussi sur l’évolution des récits historiques. Cette même colonne a connu mille vies : jaïniste à l’origine, islamique ensuite, puis décor de carte postale pour les touristes et repère pour les amoureux d’aujourd’hui. « Je m’interroge : quelle voix survit à l’épreuve du temps ? » Le monument, supposément éternel, se fait ici mirage.
Un processus qui a su toucher Olivier Gabet, membre du jury qui a attribué à Monument une mention spéciale : « J’ai vraiment aimé ce travail pour sa dimension collective, très présente dans le studio de Sumakshi Singh. Il y a là une réinvention des codes textiles, un geste fragile et monumental à la fois. » À l’heure où les récits s’effritent et où l’Histoire s’édite à l’infini, cette œuvre résonne comme un murmure : celui d’un passé qui se délite, mais refuse de disparaître.
6. Scott Chaseling, entre bonbon psyché et verrerie sacrée
Jouer avec le feu, mais tout en douceur. Chez Scott Chaseling, le verre se fait tableau, sculpture et bonbon acidulé à la fois. Dans Beyond a Slippery Grip, l’artiste australien empile, peint, chauffe, souffle, étire et réinvente. Son objet ? Un petit vase de verre opaque, charnu, presque pâteux, comme une friandise de Murano passée par la case Memphis.


Inspiré par des techniques millénaires du Moyen-Orient et des fresques italiennes des années 1950, Scott Chaseling tisse un dialogue réjouissant entre Histoire et esthétique postmoderne. Résultat ? Des objets facétieux, aux teintes acidulées, qui nous invitent à reconsidérer notre rapport au verre – matière fragile par essence, ici rendue étrangement familière, presque charnelle. « Je voulais que les gens sourient », confie l’artiste. Mission accomplie.
7. Kunimasa Aoki, pression, matière et chaos maîtrisé
Realm of Living Things 19 rappelle étrangement les objets réalisés grâce à l’impression 3D, grâce à un procédé de fabrication par ajout de matière en couches successives. Seulement, à y regarder de plus près, il est évident que le geste n’est pas tout à fait régulier, humain, donc. Kunimasa Aoki explore ici la frontière ténue entre maîtrise et abandon.




Cette sculpture en terre cuite est le fruit d’un processus répétitif et méditatif, presque obsessionnel, où de fins colombins d’argile sont empilés, pressés, comprimés puis soumis à la gravité, au temps et à la chaleur. Le résultat est une forme à la fois chaotique et réfléchie, craquelée, comme sur le point de s’effondrer. Une fois la pièce cuite, Aoki la recouvre d’une patine singulière faite de terre, de colle et de graphite, ajoutant une autre strate de fragilité.
Kunimasa Aoki revendique une approche radicalement simple, inspirée de techniques très anciennes remontant à l’ère Jōmon, au Japon, courant de 13 000 jusqu’à, environ, 400 ans avant Jésus-Christ. « C’est un processus très traditionnel, très simple. Mais la différence, c’est qu’en soumettant le matériau à cette pression, j’en repousse les limites. » Un travail en tension qui fait émerger des formes puissantes et imprévisibles, comme si la matière portait la mémoire de la contrainte à laquelle elle est soumise.
Lauréat du Loewe Foundation Craft Prize 2025, Kunimasa Aoki avoue ne jamais avoir su si sa démarche pouvait trouver sa place : « Je n’avais aucun retour extérieur, je ne savais pas si mon travail était intéressant ou non. » Une reconnaissance internationale qui agit ainsi comme un déclencheur, donnant à cet artisan-artiste la confiance nécessaire pour aller encore plus loin dans son expérimentation.
8. Hors Studio & Cécile Feilchenfeldt, ode à la soie des mers
Lorsque deux générations du textile se rencontrent, cela donne MYTILULA, un rideau tout en légèreté tricoté à partir de byssus — cette soie marine sécrétée par les moules et presque oubliée depuis la Renaissance. Aux côtés de la designer suisse Cécile Feilchenfeldt, ancienne professeur à l’école Oliver de Serre devenue partenaire de création, les fondatrices de Hors Studio — Rebecca Fézard et Élodie Michaud — ravivent ce matériau rare pour en faire un objet aussi poétique que fonctionnel.



Truffé de fils de cuivre et de micro-sphères isolantes, ce rideau climatique réfléchit les rayons solaires tout en maintenant la fraîcheur intérieure. Une œuvre qui parle d’écologie, de transmission et d’innovation textile, tout en filigrane.
> L’exposition réunissant les œuvres des 30 finalistes du Loewe Foundation Craft Prize 2025 se tient jusqu’au 29 juin au musée national Thyssen-Bornemisza, à Madrid. Plus d’informations sur le prix, ici.
À lire aussi : Loewe Foundation Craft Prize 2024: ces artisans qui ont marqué la rédaction